Quelle ontologie proposer aujourd'hui ?
L'ontologie est une réflexion sur ce qui existe. Emmanuel Kant a montré qu'il était inadéquat de se prononcer a priori sur l’être. Tenant compte de sa critique, nous allons nous orienter vers une ontologie qui prend ses distances avec la métaphysique et s’appuie sur les acquis scientifiques.
Ontology is a reflection on what exists. Immanuel Kant showed that it was inadequate to pronounce a priori on being. Taking his critique into account, we will move towards an ontology that distances itself from metaphysics and relies on scientific findings.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Quelle ontologie proposer aujourd'hui ? Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/existence-reel-realite
Plan de l'article :
- 1. Une conceptualisation ontologique
- 2. L'existence du Monde
Texte intégral :
1. Une conceptualisation ontologique
1.1 Métaphysique ou ontologie ?
Le mot ontologie vient du grec ontos qui signifie étant, et logos qui signifie discours raisonnable. Il s'agit donc d'une réflexion sur ce qui est, ce qui existe, en général. Le terme a été proposé au XVIIᵉ siècle. On le trouve dans un ouvrage de Johann Clauberg en 1647 : Elementa philosophiae sive ontosophia et défini simultanément par Rudolf Göckel dans son Lexicon Philosophicum et par Jakob Lorhard dans Ogdoas Scholastica. Nous le reprendrons ici en un sens très précis : il s’agit de conceptualiser le Monde et surtout de catégoriser ce qui en est connu (l’Univers) de manière rationnelle et plausible.
L'ontologie proposée ne se situe pas dans la tradition métaphysique. Du simple point de vue du vocabulaire, le terme métaphysique ne convient pas pour désigner notre travail, alors que celui d’ontologie y est adapté. Issu du latin ontologia, le signifiant actuel est formé de [onto], tiré du grec ancien ὤν (étant, ce qui est ou existe) et de [logie], issu du grec λόγος (discours, rationalité, traité). C'est bien ce que nous voulons faire : proposer une pensée rationnelle sur ce qui existe. On peut comparer le terme ontologie à celui d'épistémologie. Ce dernier dérive du grec ἐπιστήμη (connaissance vraie, science) et λόγος. Elle étudie rationnellement les connaissances scientifiques. Cette comparaison veut rappeler que les deux disciplines sont liées.
Le mot métaphysique est ambigu. Il désignait à l'origine les ouvrages écrits par Aristote qui ont été classés après ceux traitant de la physique : μετὰ τὰ φυσικά (après la physique), terme repris en latin scolastique par metaphysica. La physique d'Aristote n'est pas une science, mais un savoir rationnel sur la nature (φυσικά). Le discours qui vient après celui sur la nature peut être considéré comme « au sujet de », mais il a été interprété comme « allant au-delà » (vers le surnaturel). Dans la tradition scolastique, la métaphysique est connotée d’une supériorité : celle d'aller au-delà, plus loin, plus profondément, plus haut, vers le spirituel, l'ultra-mondain. Dans le contexte actuel, le préfixe équivaut au sens de « second niveau d'analyse ou de discours » : métathéorie, métadonnées, métalangage. On trouve même de la méta-métaphysique. Ce n'est pas notre propos.
Selon Willard Van Orman Quine, l'ontologie répond de façon générale à la question : qu'y a-t-il ? Toutefois, cette question est d'abord celle du scientifique. Il faut donc d'abord savoir ce que la science présente à ce sujet. Pour Quine, l'ontologique philosophique suit celui du scientifique. Elle se situe en continuité avec elle. « Ce qui différencie le souci ontologique du philosophe, écrit Quine, c'est seulement l'envergure des catégories ». Le philosophe se doit « d'exposer et de résoudre les paradoxes, de raboter les aspérités, de faire les vestiges des périodes transitoires de croissance, de nettoyer les bidonvilles ontologiques » 0. Les questions ontologiques du philosophe sont plus générales que celles du scientifique, elles sont aussi plus abstraites et comprennent une part de choix et de convention.
Il n'est pas inutile de préciser la question de ce qu'il y a, c'est-à-dire de ce qui existe en : comment le Monde est-il constitué ? Nous quivrons sur cette interrogation, assortie de quelques compléments indispensables : pour être sérieuses et admissibles, les réponses doivent être rationnelles et fondées sur les savoirs scientifiques. Quine précise : l’ontologie d’une théorie (scientifique ou ordinaire) montre l’existence d’objets, ce qui est acceptable si la théorie est correcte. Nous nous appuierons sur le savoir issu des sciences dans une réflexion moins stricte que celle de Quine, plus proche de la philosophie dite « continentale ».
L’ontologie telle que nous la concevons repose sur des concepts premiers et qui doivent être définis du mieux possible (tels que le Monde, l'existence, l’en-soi, le réel, la réalité empirique, la temporalité, la causalité, l'espace, le déterminisme, l'émergence, etc.). Sur cette base conceptuelle, la réflexion ontologique fait des propositions hypothétiques sur ce qui constitue l'Univers. Pour être crédible, elle doit s'appuyer sur des savoirs solides, scientifiques.
Ersnt Cassirer l'annonçait déjà en 1942 : « Désormais la tâche de la philosophie ne consiste plus à saisir un Être en général » mais « un être particulier qui n’est accessible qu’à chacune des sciences »1. Il s’agit de ces formes particulières d’existence auxquelles les sciences nous donnent accès et qui échappent complètement à la perception ordinaire. Avec les sciences, l’horizon du connaissable s’est considérablement élargi et précisé. L’ontologie telle que nous l’entendons commence par prendre acte de la réalité empirique ainsi élargie. Cependant, elle n’a pas simplement vocation à en faire un inventaire, mais à théoriser les formes possibles de l'être tel qu'il existe. Pour cela, il lui faut des concepts spécifiques.
Frédéric Nef et Yann Schmitt situent l’ontologie comme « une partie de la métaphysique, la métaphysique générale, partie qui s’occupe de l’être en tant qu’être [...] »2. Cette ambition ne tient compte ni de la leçon kantienne sur les limites de la connaissance, ni des dérives fictionnelles de la métaphysique. Nous nous en éloignerons sans pour autant souscrire à la thèse de la philosophie analytique initiée par Rudolf Carnap d'un dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage. Comme chacun sait, Carnap a soutenu que les énoncés métaphysiques étaient dépourvus de sens (de référent). Il y a divers arguments contre cette critique vérificationniste de la métaphysique. Plus tard, Carnap a accepté l’idée d'une ontologie qui porterait sur le cadre linguistique à l’intérieur duquel la science s’élabore3. On peut y voir une amorce pour différencier ontologie et métaphysique, ce qui est une voie intéressante. Cependant, il ne s'agit pas seulement de problèmes langagiers demandant une clarification, cela va bien au-delà : il faut élaborer des concepts catégoriels spécifiques établis solidement .
Dans cette veine, Rudolf Carnap propose une réflexion sur l’existence qui prendrait « pour prémices les théories scientifiques ce qui permettrait aux philosophes de raisonner sur des représentations de la réalité qui ont été préalablement élaborées à partir de l’expérience »4. C’est ce que nous nommons une ontologie qui ainsi se différencie nettement de la métaphysique.
Raphaël Kunstler évoque la manière d’articuler méthode a priori et méthode a posteriori5. La « réhabilitation épistémologique de la métaphysique »6 conduit-elle à une nouvelle métaphysique ? Pour cet auteur, il existe aussi une métaphysique a posteriori fondée sur l’expérience ordinaire ou introspective7. C’est bien de la métaphysique, au sens de la généralisation d’une expérience ordinaire particulière et subjective. C’est une métaphysique du sens commun, même si on y ajoute une sophistication philosophique. Nous y reviendrons au cours du débat sur la réalité et ses qualités. Disons déjà que nous laissons résolument de côté cette démarche. Notre ontologie explore la structure du réel à la lumière des sciences contemporaines.
Claudine Tiercelin fait allusion à la théorie russellienne des descriptions définies, selon laquelle il y aurait une relation privilégiée entre logique et métaphysique. « Aussi ne peut-il jamais y avoir une rupture radicale entre le logique et l’ontologique »8, dit-elle. L’ontologie telle que nous la concevons repose sur des postulats et principes qui sont antérieurs à la logique. Elle repose sur des hypothèses plausibles, équilibrées, nuancées, en lien avec l’enseignement des sciences empiriques, ensemble qui excède très largement le formalisme logique. Ensuite, bien sûr, ses développements et propositions peuvent être, comme n’importe quels autres, évalués à l’aune de la rationalité, qui n’est pas la logique. L'ontologie, si elle veut être conséquente, doit renoncer aux a priori sur le réel en particulier à celui d’un réel logico-mathématique.
1.2 Une distance par rapport à la métaphysique
Il peut être utile d’expliquer les raisons de la distance prise par rapport à la métaphysique. La métaphysique est, selon la traditionnelle définition aristotélicienne, une étude « de l'être en tant qu'être ». De ce fait, on pourrait considérer qu’ontologie et métaphysique ont le même objet et sont de quasi-synonymes. Mais, depuis qu'elle existe, la métaphysique a pris des orientations contestables. D’une part, elle se prononce presque toujours de manière apodictique et dogmatique sur ce qui est. D’autre part, elle ne se limite pas au Monde, elle déborde sans cesse au-delà du Monde, vers le transcendant, le suprasensible. Elle inclut une pensée mystico-religieuse qui en constitue de loin la majeure partie. Enfin, une bonne partie des métaphysiques se sont constituées à partir de la manière ordinaire de percevoir le Monde, selon une pensée intuitive, ce qui l’apparente à la mythologie. Il y a donc une multitude de raisons pour ne pas se placer dans le giron de la métaphysique, même si l'on réfléchit à des problèmes traditionnellement catégorisés comme tels.
Depuis sa naissance, la métaphysique pense le Monde et l’au-delà du Monde, selon des intuitions intellectuelles, et sans passer par la médiation d'une connaissance scientifiquement fondée de la réalité. La métaphysique est grevée par deux écueils : elle se fonde sur la perception ordinaire du philosophe, sur son expérience immédiate considérée comme valide et simultanément sur l’abstraction la plus large. On suppose ainsi accéder à l'être en tant qu’être. L’association du subjectif particulier à la généralité absolue semble bien illusoire. Si on veut se prononcer de manière rationnelle sur ce qui constitue l’Univers, il faut se distancier de cette forme de pensée qui conduit vers des abstractions fictionnelles.
On peut distinguer selon Friedrich Hegel une ontologie générale, qui chercherait à identifier les principes de l'être et des ontologies particulières, qui s'occuperaient de secteurs précis en s'appuyant sur les sciences empiriques. Martin Heidegger reprend cette opposition sous les termes de « ontique » et « ontologie ». Une ontologie générale sur les principes de l’être ne peut se prononcer que très succinctement sauf à dériver vers l’indémontrable. Elle doit, pour se développer, s’appuyer sur les données sciences fondamentales. Ces dernières se limitant à l’Univers, l’ontologie qui en découle fera de même. La vision traditionnelle d’une Nature sur laquelle porteraient les sciences empiriques et d’un au-delà de la Nature, une surnature, accessible par la métaphysique, constitue une croyance sans fondement. Il y a seulement un Monde9, et les discours sur l’au-delà du Monde sont des fictions.
Notre projet se différencie finalement de la tradition métaphysique sur de nombreux points. Une grande partie de la métaphysique est fantastique, car elle porte sur le suprasensible, sur l'au-delà, le transcendant. Or, au-delà du Monde, il n'y a rien, car la totalité ne laisse pas de reste. Il y a aussi une métaphysique rationnelle, mais les illusions d'une telle prétention ont été mises en évidence par Emmanuel Kant. Les Prolégomènes et la Critique de la raison pure montrent que prétendre penser l'être a priori, selon des intuitions intellectuelles, produit des affirmations invérifiables et aporétiques et nous souscrivons à cette démonstration.
Du Monde, seule une faible part est connue : une minuscule partie grâce à l’expérience ordinaire et une plus grande partie grâce aux connaissances scientifiques, partie que nous nommerons l’Univers. Pour plus de sûreté, nous restreignons le champ d’investigation ontologique à l’Univers. Selon Markus Gabriel10, ce qui est décrit par les sciences de la nature constitue l'Univers alors que l'ontologie porte sur le Monde qui, lui, excède l'Univers11. Ce n’est pas comme cela que nous définirions l’ontologie. Sans exclure le problème du Monde, qui est un préalable, notre ontologie rationnelle se guidera sur ce que les sciences disent de l'Univers.
L’ontologie proposée n’est fondée ni sur l’intuition empirique ordinaire, ni sur des intuitions intellectuelles et ne prétend à aucune transcendance. Elle concerne la constitution de l’Univers telle qu’on peut en avoir une idée à partir du savoir scientifique, subsumé sous des concepts ontologiques (qui ont leur autonomie). La raison évidente de ce choix est que le savoir scientifique est d'une ampleur et d’une qualité qui sont sans commune mesure avec le savoir ordinaire. Notre ontologie est cependant de nature strictement philosophique. Elle n’est pas scientifique, car elle n’est pas en prise directe avec la réalité et elle utilise des concepts plus généraux que ceux des sciences.
Ce que Claudine Tiercelin dit de la métaphysique, nous le dirons plutôt au sujet de l’ontologie : il est possible d’envisager aujourd’hui une connaissance ontologique pourvue de critères de validation et d’y voir une forme légitime d’enquête rationnelle12. Ce sera selon d’autres conditions, bien plus restrictives que celles de la métaphysique. Claudine Tiercelin déclare que la métaphysique peut être considérée comme « coextensive de l'ontologie »13. Elle reprend une opinion assez communément partagée, défendue, par exemple, par Achille Varzi selon lequel « l'ontologie est un chapitre préliminaire de la métaphysique »14. Ce n’est pas notre orientation.
1.3 La nécessaire prudence de l’ontologie
L'ontologie au sens où nous l'entendons se doit d'être prudente et de respecter un certain nombre de conditions afin d’être plausible. En seront bannies les intuitions sur l’être, formes habituelles de la métaphysique, qui conduisent à des affirmations vides de contenu. Doivent en être également exclus les constats ordinaires du type « la rose est blanche » ou « le temps est pluvieux ». Les choses, les événements, les propriétés dispositionnelles, constituent notre réalité ordinaire, celle à partir de laquelle nous nous adaptons à notre environnement. Elles sont trop liées à notre expérience première et subjective pour être le point de départ d’une réflexion sur l’être.
Anticipant sur les développements qui vont suivre, il faut introduire ici la distinction (cruciale) entre réalité empirique et réel constitutif, c’est-à-dire entre l’ensemble des faits construits par l’expérience humaine et ce qui existe en soi et constitutivement. Cette distinction structure une bonne partie de notre propos et a des conséquences massives. En particulier, en distinguant ces deux formes de ce qui existe, certes liées, mais différentes (la réalité et le réel), elle implique qu’on ne puisse les traiter de la même manière. Procéder à une généralisation sur l’être à partir de la réalité ordinaire, c’est s’engager dans un type de métaphysique qui mène dans une impasse. L’expérience ordinaire est trompeuse et limitée. C’est seulement assise sur les savoirs empiriques solides issus des sciences qu’une approche ontologique peut se permettre de faire des hypothèses, prudentes et mesurées, sur les formes d'existence du réel, présentes dans l’Univers15.
Si on admet l'existence d'un réel indépendant, on peut éventuellement s'abstenir d'en parler. Cette position est tout à fait respectable et elle a été adoptée par le positivisme et par l’agnosticisme ontologique inspiré de Kant. Cette attitude a deux motivations. D'une part, l'idée kantienne que le Monde « en soi » est inconnaissable, car il est empiriquement inaccessible et seulement pensable. D'autre part, la prudence épistémologique qui, en décidant de ne s'en tenir qu'aux faits, permet de gagner en fiabilité : c'est l’attitude du positivisme scientifique. Ces deux attitudes sont parfaitement défendables.
Nous aurons quand même l'audace de ne pas nous en tenir à l’idée d’un en soi inconnaissable, car une coupure radicale entre réalité empirique et réel constitutif est improbable. Le problème de l’« en soi » kantien, fondateur d’une critique absolument justifiée de la métaphysique, peut être contourné. Nous pouvons très facilement nous affranchir de l’interdit kantien, car il concerne une approche directe qui n’est pas la nôtre. Kant dénonce comme illusion de prétendre accéder à l’essence de l’en-soi par une intuition intellectuelle. Nous sommes à mille lieues d’une telle attitude. Notre propos vise à catégoriser le réel, en s'appuyant sur les savoirs scientifiques. Les sciences enregistrent une résistance qui ne vient pas de la réalité factuelle, mais de la charpente qui la sous-tend à laquelle nous avons donc un accès indirect. Les sciences fondamentales semblent bien dessiner les contours d’une existence réelle. C’est l’occasion d’un dépassement de la limite kantienne qui nous conduit à proposer des hypothèses sur le réel ; tout en reconnaissant la difficulté de l'entreprise, et donc la grande prudence qui s'impose à son sujet. L'ontologie ne peut que situer de manière générale les formes d'existence en visant simultanément ce qui existe en dehors de nous (le réel) et en rapport avec nous (la réalité). Mais seulement la réalité légitimée par les sciences fondamentales.
Qu'y a-t-il derrière le sensible, derrière l'apparence fugace des choses et leur multiplicité ? La question mène vers la réponse : ce qui subsiste, la substance. On peut poser une autre question, plus pertinente d’un point de vue ontologique. Plutôt que de se référer au sensible, on peut se référer à la connaissance. On doit se demander, ce qui s'impose à la connaissance. La véritable indication à ce sujet est donnée par les sciences, car elles présentent des garanties d'adéquation avec l'Univers. Ce sont des connaissances qui butent sur une résistance grâce à leur méthode. Nous avons là une question et une façon d'y répondre qui conduisent vers le cheminement ontologique qui va suivre.
1.4 L’Univers plutôt que le Monde
Il s’ensuit que l’on devra se limiter à donner une idée des formes de l'être ou de l'existence, à partir des sciences fondamentales reconnues, en les rendant explicites par des concepts ontologiques. Cette manière s’oppose à celle consistant à proposer des qualifications de l’être : « l’être est ceci, ou cela ». Il s’agit au contraire de concevoir des hypothèses sur les formes de l’existence compte tenu des réalités que les sciences nous donnent à connaître, ce qui restreint notre ambition ontologique à l'Univers (défini comme tout ce qui est connu scientifiquement du Monde).
La présente ontologie proposera des concepts concernant la constitution de l’Univers et rien de plus. C’est un pari qui vaut par sa plausibilité au vu des sciences contemporaines et par son heuristique pour des connaissances futures. Les connaissances scientifiques nous disent quelque chose sur l’Univers, car elles décrivent et expliquent la réalité empirique par des théories. À partir de là, on peut faire des hypothèses sur les diverses formes de ce qui existe. Les sciences ont, en effet, la particularité remarquable de ne pas être arbitraires et de se conformer à la réalité. C’est pourquoi elles constituent un appui solide.
On constate une diversité des domaines scientifiques et l'histoire montre que les sciences investissent des champs de plus en plus diversifiés. La diversité des sciences et des champs de la réalité auxquels elles s'intéressent laisse supposer une diversité du réel qui façonne ces champs. On peut donc supposer qu'il y a une pluralité du réel. S’il faut donner un nom à ces formes distinctes du réel, nous les appellerons des formes ou modes d'existence. Ces champs sont tout simplement le référent qu'il faut donner aux différentes sciences compte tenu de notre postulat réaliste de départ. Il s'ensuit que l’Univers n’est pas homogène, mais composé de diverses formes d’existence enchâssées et inclusives ; on peut parler d'une pluralité ontologique de l’Univers, l'idée d'unité se trouvant reportée du côté du Monde : il n'y a qu'un Monde, mais ce que nous en connaissons, l’Univers est pluriel.
2. L'existence du Monde
2.1 D'abord, définir le Monde
Le terme de « Monde » avec une majuscule est utilisé ici pour désigner tout ce qui existe, ce qui le différencie des diverses acceptions possibles notées par « monde ». Mais que veut dire exister pour le Monde ? Cette interrogation ne va pas sans susciter quelques paradoxes.
Par exemple, pour Markus Gabriel16, le Monde n’existe pas, mais tout existe (sauf le Monde). Ce paralogisme a l’intérêt de faire réfléchir sur l’emploi du concept de Monde. À ce sujet, on peut faire valoir l’argument de Willard Van Orman Quine selon lequel à la question : qu'y a-t-il, qu’est-ce qui existe ? « la seule réponse est tout »17, car parler d’entités inexistantes n’aurait aucun sens. D’un autre côté, « tout existe » est une assertion qui n’est pas fausse, mais vide et sans intérêt. Quine, dans On what there is ? (1948) affirme que tout existe. Cette réponse18 se réfère à l’idée qu’il n'y aurait aucun sens à parler d'entités inexistantes, cependant il emploie dans son raisonnement l'idée d'inexistence. Si on déclare que tout existe, il est difficile de penser que quelque chose n'existe pas et pourtant il est impossible de se passer de l'idée de non-existence. Nous sommes devant une aporie. La question : qu'est-ce qui existe ?, doit donc prendre une forme plus sophistiquée pour trouver une réponse.
On pourrait voir le problème de la manière suivante : la question de l’existence se pose-t-elle au sujet de la totalité ? La totalité a-t-elle un référent identifiable dont on pourrait dire qu’il existe (ou n’existe pas) ? La réponse aux deux questions est négative. La totalité est un concept qui ne suppose pas de qualification. Cela nous conduit à interroger notre déclaration préalable : les deux idées formant la définition du Monde (totalité et existence) ne sont-elles pas contradictoires, ou superfétatoires, ou pléonastiques ?
Le Monde n’est pas que la totalité, sinon le concept de totalité suffirait. Il est la totalité de ce que l’on suppose exister. Dans ce cas, l’existence ne qualifie pas la totalité. Le groupe nominal « totalité de ce qui existe » désigne ici l’existence prise dans son ensemble (par opposition à l'existence de telle chose particulière). Il paraît légitime de considérer tout ce qui existe et d’en faire l’arrière-plan de notre réflexion ontologique. Des deux idées combinées, d’existence et de totalité, la première (l'existence) est antérieure, au sens où il faut d’abord poser un jugement d’existence positif pour ensuite lui associer l'idée de totalité. Autrement dit, pour revenir à la définition du Monde, on peut dire que du jugement d’existence, il ne faut rien exclure pour définir le Monde.
2.2 Le concept de Monde n’est pas descriptif
Le « nouveau réalisme » a remis en débat l’ontologie. Pour Markus Gabriel, le monde englobe tout, il est le domaine de tous les domaines. Mais, cette entité qui comprend tout « n’existe pas et ne saurait exister », nous dit Gabriel, seuls existent de nombreux petits mondes19. Ce qui existe pris en totalité effectivement n’existe pas sur un mode empirique. Mais nous ne pouvons suivre la définition donnée par Markus Gabriel, car elle est liée à l’expérience commune. Ce n’est pas du même monde dont nous parlons. Son monde est la catégorie descriptive se référant aux choses et aux faits désignés empiriquement auxquels nous donnons sens (des « domaines de sens »20). Les petits mondes apparaissent dans un champ de sens ou réciproquement le sens est la manière dont des objets/événements apparaissent. Il redéfinit l’existence comme apparition dans un champ de sens.
Le sens est produit par l’intellect humain, il est donc possible de considérer que celui-ci fasse apparaître ce qui existe dans notre expérience ordinaire. Mais Gabriel, lui, se réfère à un sens qui existerait en soi21 et s’appuie sur Gottlog Frege qui soutient un idéalisme de ce type. Nous ne pensons pas selon les mêmes principes et ne soulevons pas les mêmes problèmes. Il faut définir ce qui existe indépendamment du sens, qui est une affaire humaine. Le Monde est l’idée abstraite de l’existant autonome pris globalement (sans exclusion). Le monde de Gabriel, c’est l’ensemble des domaines de la réalité ayant un sens pour lui. De plus, le concept de Monde tel que nous l’employons n’est pas une catégorie descriptive, mais une idée régulatrice posée comme arrière-plan utile pour penser. Pour faire encore une réponse à Gabriel, nous dirions que la pensée a bien la possibilité de poser quelque chose hors d’elle, qui existe indépendamment du sens.
2.3 Un réalisme à préciser
La définition du réalisme n’est pas univoque et il faut la préciser. Cette définition dépend des entités pour lesquelles une existence réelle est revendiquée. Ici, il s’agit d’une position ontologique. Pour divers auteurs (comme Michel Bitbol), qui n’est pas le seul à penser ainsi : « Le réaliste, dans sa variété originelle, désormais qualifiée de naïve, croit que le monde existe indépendamment de nous, indépendamment de nos moyens intellectuels, sensoriels et expérimentaux »22.
Le réalisme que nous prônons concerne le Monde et il n’est en rien un réalisme empirique naïf qui supposerait que les choses soient là, extérieurement à nous, dans le monde environnant. Bien au contraire, c’est un réalisme ontologique de principe, un postulat d'existence qui est le postulat de départ de notre réflexion ontologique.
Le fond du problème quant à la discussion sur le réalisme est de savoir si on distingue (ou pas) un réel constitutif d’avec la réalité empirique. Nous allons nous efforcer de montrer la pertinence de cette distinction dans ce qui suit, et ainsi de préciser le type de réalisme adopté. Auparavant, voyons quelques conséquences de la définition du Monde comme totalité existante.
2.4 Les conséquences du concept de Monde
Concevoir le Monde comme indiqué ci-dessus a des conséquences importantes quant aux raisonnements que l’on peut tenir et quant à ceux dont il faut s’abstenir.
– Si on admet une totalité, cela implique qu’il n’y a pas autre chose, comme un autre Monde, un infra-Monde, car au-delà de tout, il n’y a rien. Si le Monde est tout, il est unique, sinon il ne serait qu’une partie du tout. Supposer un autre Monde est par conséquent exclu.
– L’Homme (en tant qu’espèce et à titre individuel) fait partie du Monde. Dans la mesure où, en tant qu'humains, nous faisons partie du Monde, nous ne pouvons dire qu’il soit extérieur à nous. L’attitude intellectuelle qui sépare le Monde et le sujet pensant paraît artificielle. Supposer un sujet qui arriverait à s’extraire du tout n’est pas rationnel.
– Le Monde n’est ni quelque part ni dans un intervalle de temps. La catégorisation spatio-temporelle ordinaire n’est pas applicable à la totalité. Le Monde ne contient rien et rien ne lui est extérieur. Comme l’horizon qui recule au fur et à mesure que nous avançons, le Monde est insituable. Il n’est pas en un lieu identifiable.
– S’interroger sur le néant, puis sur l’origine du Monde, c’est-à-dire sur le passage du néant à l’existence, ne constitue pas un problème pertinent susceptible de trouver une réponse rationnelle.
– L’ontologie doit tenir compte de l’existence réelle, non illusoire et indépendante du Monde, dont pourtant nous faisons partie. Il vaudrait mieux dire : qui nous compose.
On voit que se définit ainsi un cadre de pensée assez précis. Toutes ces conséquences tirées de l’analyse du postulat de la totalité existante évitent nombre de problèmes insolubles (que nous qualifions de métaphysiques). Ces problèmes naissent lorsque l’on tient des raisonnements qui ne sont pas applicables au concept de totalité. Si on le fait, on entre dans des fictions abstraites telles que l’au-delà du Monde, l’avant ou l’après du Monde, etc.
Reste à en tirer les conséquences !
Suite de l'article : Existence et expérience
Notes :
1 Cassirer Ernst, L’objet de la science de la culture, in Logique des sciences de la culture, Paris, cerf, 1991, p. 96.
2 Neff Frédéric Schmitt Yann, Ontologie, Paris, Vrin, 2017, p. 7.
3 Carnap Rudolf, « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage », in Soulez Antonia (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Paris, Vrin, 2010, p. 151.
4 Kunstler Raphaël (dir.), Métaphysique et Sciences Nouveaux problèmes, Paris, Hermann, 2022, p. 43.
5 Ibid., p. 44.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 43.
8 Tiercelin Claudine, Leçon inaugurale au Collège de France, 5 mai 2011.
9 Mais il n’est pas « Un », au sens d’une entité métaphysique unitaire.
10 Gabriel Markus, Pourquoi le monde n'existe pas, Paris, J-C Lattès, 2014, p. 18.
11 Ibid, p. 19.
12 Tiercelin Claudine, Leçon inaugurale au Collège de France, 5 mai 2011.
13 Tiercelin Claudine, « Métaphysique et philosophie de la connaissance » Conférence, 5 mai 2011.
14 Gabriel Markus, Pourquoi le Monde n’existe pas, Paris, J.-C. Lattès, 2014, pp. 19-21.
15 Varzi Achille, Ontologie, Les éditions d'Ithaque, Paris, 2010. p. 14.
16 Gabriel Markus, Pourquoi le Monde n’existe pas, Paris, J.-C. Lattès, 2014, p. 12.
17 Quine Willard V O., On what there is ?, The Review of Metaphysics Vol. 2, No. 5 (Sep., 1948), pp. 21-38.
18 Quine Willard V O, Du point de vue logique, Paris, Vrin, 2003, p. 3.
19 Ibid. p. 95.
20 Ibid. p. 243.
21 Ibid.
22 Bitbol Michel, Quasi réalisme et pensée physique, Critique, n° 564, 1994, p. 342.
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Juignet, Patrick. Une ontologie pluraliste est-elle envisageable ? Philosophie science et société. 2022. https://philosciences.com/ontologie-pluraliste
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