Edgar Morin et la complexité
En 1973, Edgar Morin amorce une réflexion sur la complexité. Il définit la complexité comme ce qui ne peut se réduire à un principe unique, met en jeu des interrelations, des rétroactions et des déterminations multiples. Dès le premier tome de La méthode, paru en 1977, Morin a introduit les idées d'ordre, de désordre et de complexité. Il en a fait des notions générales, pouvant être appliquées à l'ensemble de la réalité, en particulier sociale et politique.
In 1973, Edgar Morin began to reflect on complexity. Complexity is defined by what cannot be reduced to a single principle, but rather by what involves multiple interrelationships, feedback loops, and determining factors. From the first volume of *La méthode*, published in 1977, Morin introduced the ideas of order, disorder, and complexity. He developed these into very general concepts, applicable to all aspects of reality, particularly social reality, and even to political implications.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Edgar Morin et la complexité. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/edgar-morin-complexite
Plan de l'article :
- 1. Les débuts de la réflexion d'Edgar Morin
- 2. Ordre, désordre et émergence
- 3. La complexité générale
- 4. La pensée complexe
- 5. La causalité linéaire
- 6. Des critiques possibles de Morin
- Conclusion : Edgar Morin vulgarisateur engagé
Texte intégral :
1. Les débuts de la réflexion d'Edgar Morin
Après une carrière de sociologue, Edgar Morin aborde une réflexion mi-philosophique, mi-idéologique, avec son livre Le paradigme perdu : la nature humaine. Il produit un récit philosophique des savoirs scientifiques les plus avancés du moment (1973). C’est un genre qui a sa légitimité et son intérêt. Il permet de proposer des synthèses là où les recherches scientifiques s’avancent en ordre dispersé. Morin expose une vision d’ensemble nouvelle et il suggère des avancées conceptuelles. Le livre aura immédiatement fort retentissement. C'est « l'étape préparatoire d'un grand voyage épistémologique, d'une grande itinérance », écrit Heinz Weissmann ("Introduction", in La complexité humaine, Paris, Flammarion, 1994, p. 11).
Dans les années 1950, les disciplines qui étudient l'homme et la culture, la vie et la nature, la physique et la chimie, sont enfermées dans leurs domaines propres, sans ouverture sur les autres. Elles ignorent les rapports entre les divers niveaux constituants du monde. La découverte de la structure chimique du code génétique met en question la séparation du monde en trois strates superposées. Dans ce cas, nous devons prendre en compte les trois simultanément. La découverte de la structure chimique du code génétique ramène la vie cellulaire à ses substrats nucléoprotéiques, en ouvrant la biologie vers le bas, c’est-à-dire vers les structures physicochimiques de la cellule. Elle est en même temps une ouverture vers le haut (le plus complexe) en découvrant un jeu de combinaisons et d’interactions des composants moléculaires qui complexifient les systèmes cellulaires. De nouveaux concepts apparaissent : information, code, message, programme, communication, inhibition, répression, etc
Il insiste dès ce moment sur l’organisation et la complexité, concepts nécessaires pour comprendre l'homme, la culture et la société. Ce qui est à l’époque nouveau et choquant, c’est la mise en avant du biologique et de l’animalité humaine. Pourtant, parfaitement connue, elle est une « évidence stérile » dit-il (Le paradigme perdu : la nature humaine, p. 19). Elle n’est en fait pas intégrée dans la conception anthropologique dominante, qui reste fondée sur l’opposition entre nature et culture. Morin a pour projet une anthropologie qui réintègre l’homme dans la nature (Le paradigme perdu : la nature humaine, p. 21). Il faudrait cesser de le considérer comme un être « sur-naturel », selon le terme bien parlant qu’il emploie.
L’hominisation serait :
« un proces de complexification multidimensionnel, en fonction d’un principe d’auto-organisation ou autoproduction » (Le paradigme perdu : la nature humaine, p. 66). Elle aboutit à « l’hypercomplexité anthropologique –individuelle, sociale, culturelle » qui est loin, selon lui, « d’avoir atteint son épanouissement » (Le paradigme perdu : la nature humaine, p. 163).
2. Ordre, désordre et émergence
Edgar Morin, s'est inspiré de N. Wiener et de L. von Bertalanffy, qui ont amorcé l'idée d'une « science des systèmes », c'est-à-dire la conceptualisation des systèmes en tant que tels, quel que soit le domaine d'application. En sociologie, le concept de « système » avait été utilisé par Talcott Parsons qui conçoit la société comme l’imbrication d’un système culturel et d’un système social. Ces deux systèmes s’institutionnalisent dans une structure qui confère à la société une grande stabilité.
De manière banale, Morin affirme :
« Le tout est plus que la somme des parties : il possède des qualités propres, appelées émergences, qui ne sont pas réductibles aux propriétés des parties prises isolément. » (La Méthode 1, La Nature de la nature, Paris, Seuil, 1977, p. 102)
Plus précisément, il note :
« L’émergence est ce qui naît de l’organisation d’un tout et qui rétroagit sur les parties. Elle est une nouveauté qualitative, irréductible à l’addition des éléments. » (Ibid. p. 107)
« Le concept d’émergence introduit l’idée que les ensembles organisés produisent des qualités nouvelles, imprévisibles à partir de la connaissance seule des constituants.(Science avec conscience, Paris, Seuil, 1982, p. 101).
Dans le cas de systèmes, le tout et les parties sont organisés, c'est-à-dire reliés de façon intrinsèque. Une organisation fait apparaître des qualités nouvelles, qui n’existaient pas dans les parties isolées, et c'est ce que l'on appelle une émergence organisationnelle. Le concept d'émergence est fondamental si l’on veut relier et comprendre les parties au tout et le tout aux parties. L’émergence produit une irréductibilité ; c’est une qualité nouvelle intrinsèque qui ne vient pas des éléments antérieurs.
Selon Edgar Morin, pour comprendre le monde, il faut associer les principes antagonistes d’ordre et de désordre, en y adjoignant celui d'organisation. Reprenant les idées de W. Weaver, Morin oppose la complexité désorganisée et la complexité organisée. L'idée de complexité désorganisée vient du deuxième principe de la thermodynamique et à ses conséquences (entropie toujours croissante). La complexité organisée, elle, signifie que les systèmes sont eux-mêmes complexes, parce que leur organisation suppose ou produit de la complexité. Il y aurait une relation entre la complexité désorganisée et la complexité organisée. Il y aurait donc au fondement de l’organisation de la vie biologique un jeu entre entropie et néguentropie, ordre et désordre attraction et répulsion :
« L'existence et le jeu d'attractions, d'affinités, de possibilités de liaisons ou de communications entre éléments ou individus, mais dont le maintien des différences suppose également des forces d'exclusion, de répulsion, de dissociation sans lesquelles tout se confondrait. [...] Les forces d'attraction, de liaisons, d'affinité, de communication doivent prédominer dans l'organisation du système sur les forces de répulsion, exclusion dissociation, qu'elles inhibent, contiennent contrôlent, en un mot virtualisent, car les interrelations les plus stables supposent que des forces qui leur sont antagonistes y soient à la fois maintenues, neutralisées et surmontées » (La méthode I. p. 118).
Cette idée se trouve approfondie par le principe « hologrammique », selon lequel non seulement les parties sont dans un tout, mais le tout est à l’intérieur des parties. Par exemple, la totalité du patrimoine héréditaire se trouve dans chaque cellule singulière ou encore la société, en tant que tout, se présente dans chaque individu.
Le mot d’auto-organisation a été utilisé dès la fin des années 1950 par des mathématiciens, des ingénieurs, des cybernéticiens et des neurologues. La complexité n’avait pas été perçue de manière nette en biologie, et c’est à un biologiste français, Henri Atlan, qui a repris cette idée dans les années 1970, que l'on doit sa mise en exergue. Enfin, l'idée a resurgi dans les années 1980-90 à Santa Fe (Californie), présentée à ce moment-là comme une idée nouvelle.
Edgar Morin nomme « auto-éco-organisation» le fait que l’auto-organisation dépende de son environnement, car elle y puise de l’énergie et de l’information. En effet, comme elle constitue une organisation qui travaille à s’auto-entretenir, elle dégrade de l’énergie par son travail, donc doit puiser de l’énergie dans son environnement. (c'est la thèse soutenue aussi par Von Bertalanffy).
Conséquence épistémologique de la complexité, les sciences doivent devenir pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires. « Tôt ou tard, cela arrivera en biologie, à partir du moment où s’y implantera l’idée d’auto-organisation ; cela devrait arriver dans les sciences humaines, bien qu’elles soient extrêmement résistantes », dit Edgar Morin.
3. Organisation et complexité générale
Morin insiste sur l’emboîtement de niveaux (physique, biologique, social, psychique). À chaque niveau correspond une émergence, c'est-à-dire des propriétés singulières.
« À chaque niveau d’organisation apparaissent des propriétés et des lois propres. Les individus obéissent à leurs lois, mais leur organisation produit d’autres lois, celles du niveau supérieur. » (La méthode, t. 1, p. 104)
« La vie n’est pas seulement composée d’éléments matériels ; elle est un système d’auto-éco-organisation qui produit à son niveau des qualités inédites. » (La méthode, t. 2. La vie de la vie (1980), p. 62).
« L’organisation se déploie en niveaux, qui sont à la fois dépendants des niveaux inférieurs et producteurs de nouvelles propriétés. » (Introduction à la pensée complexe,1990, p. 77).
Morin reconnaît la hiérarchie des niveaux, et insiste sur leur inter-dépendance : les niveaux supérieurs rétroagissent sur les inférieurs (ce qu’il appelle parfois la causalité récursive). Cependant il n’a jamais donné une définition formelle (au sens d’une mesure de complexité algorithmique ou d’entropie). Il énumère seulement les principes qui caractérisent la complexité.
« Est complexe ce qui ne peut se réduire à un principe unique, ce qui met en jeu des interrelations, des rétroactions, des déterminations multiples. »Introduction à la pensée complexe (1990), p. 122-123 :
« La complexité, c’est l’union de notions antagonistes : l’un et le multiple, l’ordre et le désordre, la stabilité et l’instabilité. »La méthode, t. 1, p. 124 :
« La complexité, ce n’est pas l’enchevêtrement inextricable, c’est la nécessité de tenir compte ensemble des logiques différentes, voire contradictoires, qui s’entrecroisent dans les systèmes organisés. »La méthode, t. 4. Les idées (1991), p. 94 :
Donc, pour Edgar Morin, un système est dit “complexe” s’il :
comporte des niveaux d’organisation ;
produit des émergences qualitatives ;
fonctionne par boucles récursives et rétroactions ;
articule ordre, désordre et organisation ;
exige une pensée dialogique pour être expliqué (tenir ensemble des principes contradictoires).
La complexité serait partout dans la réalité, mais aussi à mettre en œuvre intellectuellement dans la méthode pour l'étudier. D'où l'idée d'une pensée complexe pour étudier la complexité.
« Nous sommes encore aveugles au problème de la complexité. Les disputes épistémologiques entre Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, etc., la passent sous silence. Or, cet aveuglement fait partie de notre barbarie. Il nous fait comprendre que nous sommes toujours dans l’ère barbare des idées. Nous sommes toujours dans la préhistoire de l’esprit humain. Seule la pensée complexe nous permettrait de civiliser notre connaissance. » (E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 2005, p. 24).
Qu’est-ce que la complexité « généralisée » ? Pour Morin, ce serait un paradigme qui imposerait de conjoindre un principe de distinction et un principe de conjonction. La complexité demande que l’on comprenne les relations entre le tout et les parties. Mais, la connaissance des parties ne suffit pas à la connaissance du tout ; on doit faire un va-et-vient en boucle pour réunir la connaissance du tout et celle des parties. Ainsi, au principe de réduction, on substitue un principe qui conçoit la relation d’implication mutuelle entre tout et parties.
« Au principe de la disjonction, de la séparation (entre les objets, entre les disciplines, entre les notions, entre le sujet et l’objet de la connaissance), on devrait substituer un principe qui maintienne la distinction, mais qui essaie d’établir la relation » (Ibid. )
« Au principe du déterminisme généralisé, on devrait substituer un principe qui conçoit une relation entre l’ordre, le désordre et l’organisation. Étant bien entendu que l’ordre ne signifie pas seulement les lois, mais aussi les stabilités, les régularités, les cycles organisateurs, et que le désordre n’est pas seulement la dispersion, la désintégration, ce peut être aussi le tamponnement, les collisions, les irrégularités » (Ibid. )
4. La pensée complexe
Dans Le Vif du sujet, Edgar Morin nous apprend que son travail critique a pour origine le malaise qu'il a ressenti face à l'emprisonnement paradigmatique des sciences de l'homme. Elles se figeaient en « sciences sociales » dont l'homme était idéologiquement exclu. Il y voit l'effet d'une simplification abusive dans la façon de penser. « La pensée simplifiante serait devenue la barbarie de la science. C'est la barbarie spécifique de notre civilisation » (Méthode 1, p.387).
Morin dénonce cette « mal-science » (Méthode 5, p. 10), ce « paradigme de simplification », fondée sur la réduction et la disjonction des objets de recherche. Il appelle de ses vœux son remplacement par une scienza nuova fondée sur ce qu'il nomme le « paradigme de complexité » (Méhode 4, p. 106).
À la manière simpliste de penser, il faudrait substituer une « pensée complexe », une pensée dont le premier principe est que « sitôt initiée dans un milieu donné, toute action entre dans un jeu d'inter-rétroactions qui en modifient, détournent, voire inversent le cours : elle échappe ainsi à la volonté de son auteur (Méthode 5, p. 245); et le second principe que « les conséquences à long terme d'un grand événement sont imprédictibles » (Ibid. p. 256).
La première formulation de la pensée complexe date de 1982 dans le livre Science avec conscience (1982) :
« Le but de la recherche de méthode n’est pas de trouver un principe unitaire de toute connaissance, mais d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques ».
Pour Morin, nous avons appris par notre éducation à séparer, et notre aptitude à relier est sous-développée. Connaître étant à la fois séparer et relier, nous devons maintenant faire un effort pour lier, relier, conjuguer, car ceci est nécessaire dans tous les domaines. Pour penser la complexité, il faut une pensée complexe. Une telle pensée relie, elle ne découpe pas les études en champs de connaissances centrés sur un objet. Elle restitue le contexte et les interactions, et en particulier les rétroactions.
Edgar Morin déplore que certains rejettent la complexité générale. Selon lui, ils la rejettent parce qu’ils n’ont « pas fait la révolution épistémologique et paradigmatique à laquelle oblige la complexité ». Pour lui, la complexité concerne tous les champs auxquels nous participons « en tant qu’être humain, individu, personne, et citoyen ». Pour appréhender la complexité, il convient d'associer constamment les notions d'ordre désordre et d'organisation dynamique.
Il faut, par conséquent, rejeter le paradigme de la pensée classique, bien formulé par Descartes, qui est fondé sur la disjonction entre l’esprit et la matière, la philosophie et la science, le corps et l’âme. Ce principe de séparation demeure dominant. Selon Morin, qu’il faudrait le remplacer par un paradigme de complexité, qui serait fondé sur la distinction, bien entendu, mais surtout sur la liaison, que ce soit l’implication mutuelle ou l’inséparabilité.
Les deux mots clés de la pensée complexe selon Edgar Morin sont « boucles » et « dialogique ». La dialogique joue à l’intérieur de la boucle. Dans la reproduction sexuée, les animaux sont produits et producteurs dans la continuation et la perpétuation de l’espèce. On peut y voir une boucle. Mais, il y a au sein de chaque individu une dialogique entre ce qui est individuel et phénoménal, et ce qui est espèce et reproduction.
Pour Morin, il faut relier l’objet au sujet et l'objet à son environnement. On ne doit pas considérer l’objet comme une chose inerte et privée de forme, mais comme un système doué d’organisation. Quant à la théorisation, elle devrait faire dialoguer ses résultats avec l’incertitude et le contradictoire. Il faut, selon lui, respecter la « multidimensionnalité » des êtres et des choses. La connaissance doit se connaître elle-même, être une « science avec conscience ». La pensée complexe est transdisciplinaire, elle doit s'efforcer de tisser ensemble les idées venues de plusieurs domaines.
5. La causalité linéaire
Le syntagme « causalité linéaire » apparaît de manière récurrente dans La Méthode, en particulier dans le tome 1 : La Nature de la Nature (1977), le tome 2 : La Vie de la Vie (1980) et le tome 3 : La Connaissance de la Connaissance (1986).
Voici un passage représentatif :
« La causalité linéaire, qui lie une cause à un effet dans un ordre unidirectionnel, ne peut rendre compte des phénomènes d’auto-organisation, où les effets rétroagissent sur leurs causes et les modifient » (La Méthode 1 : La Nature de la Nature, Paris, Seuil, 1977, p. 112).
Morin ne définit pas précisément la causalité linéaire ; il la présente comme le schème explicatif classique, hérité de la science classique. Le déterminisme à l'époque moderne a été interprété en termes d'une causalité empirique. Chaque effet découle d’une cause unique et antérieure et la relation de cause à effet est univoque et orientée. Si on reprend le terme de linéaire de Morin, cela veut dire que les causes s’enchaînent de manière séquentielle sans rétroaction.
Cette représentation est, pour lui, l’expression d’une pensée « disjonctive et réductrice », c’est-à-dire celle qui sépare au lieu d’articuler (cf. La Méthode 3, p. 45-48). Tout le problème est de savoir qui pense selon une causalité linéaire de type A⇒B⇒C⇒D⇒E, car Morin ne cite pas d'auteurs et ne donne pas d'exemples. Nous allons donc nous interroger sur cette causalité linéaire.
6. Les critiques possibles de Morin
Une causalité linéaire douteuse
La dénonciation par Edgar Morin de la « causalité linéaire » correspond à une opération de médiation intellectuelle visant à ouvrir les yeux d'un public supposé imprégné d’un modèle causal simpliste issu du XIXᵉ siècle. En vérité, cette conception correspond à une vulgate mise en cause depuis longtemps dans les diverses sciences existantes.
Dans la médecine dès la fin du XIXᵉ siècle, la cause symptomatique se croise avec la cause étiologique et la physiopathologie a mis en évidence les interactions multiples. Le paradigme médical dominant à partir de 1860-70 est devenu complexe. À la cause des symptômes s'ajoute la recherche de l'étiologie : on doit chercher l'origine de la maladie. Sur l'axe du temps, les deux causalités se croisent puisque la première (cause symptomatique) est contemporaine du trouble, alors que la seconde vient du passé. De plus, la physiopathologie, initiée par Claude Bernard à la même époque, avait montré des processus complexes, en particulier dans l'action des processus neurovégétatifs.
Dans son langage à lui, Michel Foucault avait montré ce basculement du « regard anatomo-clinique » vers l’étiologie dans son analyse du XIXᵉ médical : “Le regard médical se décompose en deux axes : l’un projette la maladie dans l’espace du corps, l’autre dans la série du temps.” (M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1963, p. 131). On n'est pas dans une causalité linéaire. Entre la cause et l'effet sont décrits de longs processus qui ne sont pas causaux. Il y a un cheminement physiopathologique complexe dont une partie reste inconnue.
Même Pierre-Simon Laplace, chantre du déterminisme absolu, ne supposait pas une causalité linéaire, mais un ensemble de causes et surtout une interdépendance universelle, où tout événement est déterminé par l’ensemble. Lorsque les causes mesurables sont nombreuses et leurs conditions complexes, l'application de la méthode analytique est pratiquement impossible. « alors dans certains cas, le calcul des probabilités peut fournir des méthodes de remplacement qui en font, dans toutes les sciences, un instrument irremplaçable. »(Essai philosophique sur les probabilités (1814).
Dès le début de la physique moderne avec Isaac Newton, la physique avait abandonné la recherche des causes pour aller vers la recherche des lois. L'équation de Newton reliant la masse à l'accélération est aux antipodes d'une causalité linéaire agissant de proche en proche. Pour une partie des positivistes, la causalité est suspecte, car elle rappelle certaines notions obscures de la philosophie. C’est pourquoi certains, dont Auguste Comte, préfèrent une conception légaliste dans laquelle la succession des phénomènes est régie par des relations exprimées par des lois qui permettent de les prévoir. Le mode de production des phénomènes reste inconnu. Pour Ernst Mach, l’idée de dépendance réciproque des phénomènes est appelée à remplacer celle de causalité. On doit établir des fonctions et des processus pour expliciter cette interdépendance constatée des faits. Sans parler de la mécanique quantique fondée sur des raisonnements mathématiques et qui place l'aléatoire au cœur de la physique.
Donnons quelques autres exemples. Walter Cannon a formalisé l'homéostasie, c'est-à-dire les boucles régulatrices internes qui maintiennent stable le milieu intérieur. (Cannon, 1932). Norbert Wiener a depuis longtemps rejeté explicitement l’idée d’une causalité simple A → B au profit de boucles de rétroaction. “The notion of cause and effect in the old sense is replaced by the notion of information and feedback.” (Norbert Wiener, 1948). En 1961, Peter Mitchell a proposé une rupture conceptuelle majeure avec la théorie chimio-osmotique et introduit une forme de couplage énergétique régulé et cyclique (Mitchell, Peter, 1961). Jacques Monod, même s’il demeure mécaniste, note les limites du schème causal linéaire dans les systèmes biologiques régulés. “Les systèmes téléonomes exigent des circuits de régulation.” (Monod, 1970).
Dans le domaine de Morin, qui est la sociologie, aucun auteur ne défend une causalité linéaire. Émile Durkheim a introduit la causalité multiple, la « concurrence des causes » (Les Règles de la méthode sociologique, 1895). Max Weber avait déjà articulé causalité probabiliste et « chaînes causales » (Wirtschaft und Gesellschaft, 1922). Quant à Vilfredo Pareto, sociologue et économiste, il a construit des systèmes d’équilibres circulaires (Traité de sociologie générale, 1916). Pour continuer, on peut citer Talcott Parsons, sociologue américain, qui a conceptualisé les systèmes sociaux autorégulés (The Social System, 1951). Pierre Bourdieu a formalisé la multi-causalité structurelle dès les années 1960. Bref, personne dans la sociologie savante ne défend, après 1930, un modèle causal strictement linéaire. Quand Morin proclame qu’il faut « sortir de la causalité linéaire », il ne parle pas à ses pairs.
La causalité linéaire dont parle Morin ne concerne pas les sciences mais une vulgate simpliste et fausse, une façon commune et réductrice de penser, qu'il agite comme un épouvantail./p>
Concernant la philosophie, on trouve de nombreux travaux sur les concepts d’organisation et d’émergence (voir en bibliographie). Il les évoque d'une manière floue et il est difficile de s'appuyer sur lui. D'un point de vue philosophique, ses idées, mais elles demandent une réévaluation précise des concepts. Les divers niveaux de complexité doivent être nettement distingués, la définition précisée. Le tome 1 de La Méthode ouvre une heuristique philosophique en appliquant les concepts d'organisation et de désorganisation aux niveaux physique, chimique, biologique, humain et social. Mais aussi une confusion en restant dans le flou. À la décharge de Morin, on doit signaler qu'il s'est heurté à un cloisonnement disciplinaire rigide dont il a pris le contrepied.
Un flou conceptuel
Le travail d'Edgar Morin présente divers problèmes épistémologiques. Ainsi, il emploie les concepts d'ordre, d'organisation, de complexité, de manière si vaste qu'ils deviennent flous. La complexité est un concept philosophique essentiel, mais son usage doit rester précis si l'on veut qu'il ait une crédibilité. Le manque de précision et de formalisation de la pensée dite « complexe », dont il prône l'emploi, complique son application dans des études empiriques spécifiques à caractère scientifique. Il est impossible d'opérationnaliser les principes de la pensée complexe dans les recherches en sciences humaines et sociales. Des auteurs réputés sérieux comme Pierre Bourdieu, Raymond Boudon ou Niklas Luhmann, ne font aucune allusion aux travaux d'Edgar Morin.
Contrairement à des approches contemporaines (Kolmogorov, Shannon, Prigogine), Morin ne propose pas de mesure quantitative de la complexité. Il reste dans le registre philosophico-épistémologique : un « système complexe » est celui qui oblige à dépasser les simplifications réductrices.
Il reconnaît lui-même cette limite dans Introduction à la pensée complexe,
« Nous n’avons pas de méthode pour calculer la complexité d’un phénomène. Nous pouvons seulement reconnaître qu’il est complexe et apprendre à le penser comme tel. » (Introduction à la pensée complexe, p. 146)
L'ambition d'Edgar Morin d'appliquer la « pensée complexe » à tous les domaines et d'en faire une réflexion applicable à tout, est une ambition intéressante, mais qui demande de la prudence. La généralité du propos, le style imagé et le ton grand public utilisés par Edgar Morin pour traiter des sujets spécialisés et difficiles, sont certes attrayants, mais provoquent un flou et des doutes sur la rigueur de sa pensée. L'extension philosophique de concepts venus des sciences doit se faire avec prudence afin de ne pas sombrer dans la métaphysique du tout, une « physis généralisée » (La méthode 1, p. 279).
« La forme tourbillonnaire est l'arkhe-forme par laquelle un flux thermodynamique se transforme en un être organisateur depuis les méga tourbillons proto galaxies jusqu'au micro-tourbillons de Bénard qui constitue une forme génésique à l'état pur » (Ibid., p. 226).
Avec de tels propos, on entre dans une mythologie qui ressemble à celles que l’Antiquité, orientale ou occidentale, a produite. Le Yi-king est d’ailleurs cité peu après et pour ce qui est de l’Occident, on pense à l’apeiron d'Anaximandre et ses tourbillons génésiques. On quitte la pensée rationnelle pour des spéculations gratuites prétendant dire tout sur le tout. La complexité devient par trop décomplexée pour être crédible. On quitte la philosophie pour une métaphysique qui n'apporte rien.
Edgar Morin donne bien des explications sur l’émergence et les niveaux d’organisation, mais il reste dans une conceptualisation vague. Il n’offre pas de critères formels ou de mesure de complexité – ce qui rend sa pensée difficile à utiliser scientifiquement. Les sources secondaires (voir bibliographie) montrent qu’il y a des usages académiques de Morin, surtout dans les sciences humaines (éducation, gestion), rarement dans les sciences naturelles avec des modèles quantitatifs ou des expérimentations rigoureuses.
Conclusion : Edgar Morin vulgarisateur engagé
Edgar Morin est un vulgarisateur en ce qui concerne les concepts d'organisation, de système et de complexité. Sur le plan culturel, Edgar Morin s'est donné une mission didactique. Il veut armer intellectuellement les citoyens en leur apprenant à penser la complexité, ce qui est intéressant et légitime. Toutefois, le passage à la vulgarisation expose à un risque de dilution et de flou.
Morin est un penseur des conditions de possibilité de la complexité, mais pas un auteur dont la pensée est utilisée comme outillage scientifique opérationnel ni par une philosophie précise conceptuellement. Il est effectivement utilisé dans les discours pédagogiques, éducatifs et politiques (UNESCO, éducation au développement durable, approche transdisciplinaire).
Dans un article de 2004, « Edgar Morin, sociologue et théoricien de la complexité : des cultures nationales à la civilisation européenne », Ali Aït Abdelmalek note qu'Edgar Morin veut :
- fournir une culture qui permette de distinguer, globaliser, contextualiser et aborder les problèmes fondamentaux
- préparer les esprits, d’une part, à répondre aux défis que pose à la connaissance humaine la complexité croissante des problèmes, d’autre part, à affronter les incertitudes ;
- éduquer pour la compréhension entre les citoyens et les groupes ;
- enseigner l’affiliation à l’État-nation, à son histoire et à sa culture, mais aussi introduire l’affiliation à l’Europe et à la « citoyenneté terrestre ».
L'ambition d'Edgar Morin s'étend aussi vers le politique. Il ambitionne de donner les moyens « d’affronter les défis sociaux et de freiner le dépérissement démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique, l’expansion de l’autorité des experts et spécialistes de tous ordres, qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens ».
Morin s'adresse à un public large, souvent non scientifique, formé par une culture scolaire imprégnée par des schémas de vulgarisation très simplifiés (causes → effets). Une autre partie semble être le public des sciences humaines, imprégné du même imaginaire positiviste simpliste, devenu sensible à des idées de « complexité », lorsque l'informatique, l’écologie deviennent des objets culturels. Il répond aussi au besoin idéologique de répondre à la menace d'une technocratie et d'une bureaucratie aux raisonnements simplistes et limités. Son apport est plus idéologique et culturel que scientifique. C'est un enjeu pour l'histoire de la pensée que de repérer comment se situe un auteur dans l'évolution des savoirs, à qui il s'adresse, et quelle réception il a selon le public touché.
Bibliographie primaire :
- La méthode 5, Humanité de l’humanité, Paris, Le Seuil, 1995.
- Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, 2005
- « Complexité restreinte et complexité générale », Colloque Cerisy, 2005.
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Cannon, Walter B., The Wisdom of the Body. New York: W. W. Norton, 1932.
Dufourt Pénélope, La pensée complexe, fondement d’une éducation aux droits de l’Homme interculturelle et critique, Tréma, 2020
Dagenai Bernard, Edgar Morin et la pensée complexe, Hermès, n° 48(2), 2007, PhilPapers
Kelly Sean, Integral Ecology and Edgar Morin’s Paradigm of Complexity, The Variety of Integral Ecologies, De Gruyter, 2017.
Mitchell Peter, "Coupling of Phosphorylation to Electron and Hydrogen Transfer by a Chemiosmotic Type of Mechanism." Nature 191, 1961.
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Juignet Patrick. Le concept d'émergence. Philosophie, Science et société. 2016. https://philosciences.com/le-concept-d-emergence
— Un Univers organisé (Essai pour une ontologie réaliste et pluraliste), Libre Accès Éditions, Nice, 2024.
— Homme, Culture et Société (Épistémologie, Ontologie, Pragmatique), Libre Accès Éditions, Nice, 2024.
L'auteur :
Patrick Juignet