Environnement plutôt que Nature

 

L’environnement désigne l’ensemble des conditions physiques, biologiques et sociales qui influencent l’existence d’un organisme. Le concept d’environnement, par opposition à la notion plus métaphysique de « Nature », insiste sur les milieux de vie et leurs interactions. Cette approche permet de penser les enjeux écologiques contemporains, notamment les relations entre les écosystèmes et les sociétés humaines.

The environment refers to all the physical, biological, and social conditions that influence an organism's existence. In contrast to the more metaphysical notion of  "nature" ,the concept of environment emphasizes living environments and their interactions. This approach allows us to consider contemporary ecological challenges, particularly the relationships between ecosystems and human societies.

Pour citer cet article : 

Juignet, Patrick. Environnement plutôt que nature. Philosophie, science et société. 2025. https://philosciences.com/environnement-nature

Plan :


1. Une nature imaginée et idéologique
2. Une nature opposée aux humains et à leurs cultures
3 Une Nature New age
4. Le concept d'environnement
5. L'environnement terrestre hérité
6. L'environnement socioculturel et technique
7. Les interactions entre environnements
Conclusion : des environnements en interaction


Texte intégral :

1. Une nature imaginée et idéologique

«  On ne peut rien comprendre à ce qu’a été, sur une immense durée, l’attitude humaine par rapport à la nature, en projetant rétrospectivement sur elle le contenu quelle a pris, quelque part autour du XVIIe siècle » (Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 136.

La « nature » est une notion qui dépend de la vision du monde de la langue et de la culture au sein desquelles elle est utilisée. Au sein d'une même culture la « nature », selon le contexte et l'intention de l'auteur, prend des significations très diverses. Entre la nature comme Univers déterminé mécanisé ou une Nature considérée comme modalité de la substance divine (Spinoza), les différences sont énormes. La « Nature » (notée avec une majuscule) comme entité métaphysique globale est source de trop de réflexions pour que nous ne puissions les mentionner. Nous allons nous limiter à deux significations ayant une importance dans le débat sur l'environnement.

La première est la désignation d'un tout, d'une entité globale animée plus ou moins divinisée. Dans la plupart des cultures traditionnelles, la Nature est animiste, divinisée, partiellement ou totalement. C’est une entité ayant une finalité, figurée selon un imaginaire très riche. Dans toutes les mythologies primitives, la nature est peuplée de divinités, d'esprits. La mythologie grecque a peuplé la Terre d'esprits ou de créatures à la fois naturelles et divines : les naïades pour les cours d'eau, les nymphes pour les forêts, les Néréides ou divinités marines, etc. En Asie, la religion shintoïste vénère les kami (dont l'équivalent chinois est shen).

Certaines civilisations anciennes, considèrent deux environnements correspondant à ce que nous nommons « nature ». Au Japon, le terme nature n’existait pas. Comme le montre Augustin Berque, il y avait l’environnement proximal habitable et familier, chargé de significations, et un environnement sauvage lointain, externe0. Dans la chrétienté jusqu’au XVIIᵉ siècle, l’humain et la nature participent de Dieu. Il y a une unité nature-surnature, car l’ordre naturel est régi par l’ordre divin. La distinction natura naturans (Dieu créateur) et natura naturata (la création elle-même) n'implique pas d'opposition.

Chez Thomas d’Aquin : la « loi naturelle » (lex naturalis) découle de la raison et de l’ordre voulu par Dieu (Somme théologique, I-II, q. 94). Les sociétés humaines sont reliées à cet ordre par le souverain de droit divin qui fait le pont entre l'ordre politico-social et l'ordre divin. Il y a une unité, ce qui se dit en langage métaphysique l’Un. Selon Arthur O. Lovejoy « [...] du Moyen Âge jusqu’au XVIIIᵉ siècle, beaucoup de philosophes et la plupart des hommes de science, et aussi de la population instruite, acceptèrent incontestablement la conception de l’univers comme une « grande chaîne de l’être » composée d’un immense ou […] d’un infini nombre de liens organisés en ordre hiérarchique »1.

Ce n’est qu’ultérieurement que nature et surnature vont être considérées comme séparées, la première se définissant par opposition au surnaturel et s’étendant au fil de l’avancée des connaissances à l’Univers. Elle va être conçue à partir du XVIIᵉ siècle en Occident comme déterminée par une causalité linéaire mécanique. La nature devient l’ensemble des phénomènes physiques et biologiques (Cuvier, Darwin, Humboldt). Le jusnaturalisme décline ; on passe au positivisme juridique (Bentham, Austin, et plus tard Kelsen).

Dans la culture populaire de nos sociétés contemporaines, la Nature est considérée comme une entité autonome, ayant une finalité, qui est figurée selon un imaginaire très riche. On entend très fréquemment dire que la nature est « la plus forte », que la nature est « bonne mère », on évoque avec effroi des « forces naturelles destructrices », etc. L'imaginaire d'une nature animée d'esprits reste présent (animisme).

Cette vision magique et chargée d'affect, d’une Nature puissante qu’il faut vénérer, ou contre laquelle il faut lutter, est l’une des raisons actuelles de la relation des humains à ce qui les entoure. Elle est liée à un fonctionnement psychique fantasmatique qui assimile la Nature à l'imago maternelle. Cette Nature est en général féminine (on parle de la Mère Nature, de Dame Nature) et elle est considérée tantôt comme bonne et généreuse, tantôt comme mauvaise et dangereuse. La Nature est « bonne mère » ou c'est une marâtre indifférente à ses enfants.

Dans la littérature, la Nature  est considérée comme tantôt favorable, tantôt hostile. Pour Sigmund Freud, elle est hostile. Dans le chapitre IV du livre Le Malaise dans la Culture (1930), Freud écrit que la civilisation doit tout faire pour protéger l’homme contre la nature et que c'est sa raison d'être essentielle. « Nous reconnaissons le niveau de culture d'un pays  quand nous trouvons qu'en lui est entretenu et traité de façon appropriée tout ce qui sert à l'utilisation de la terre par l'homme et la protection de celui-ci contre les forces de la nature »2.

Arthur Schopenhauer voit cette Nature totalisée comme « ce champ de bataille où grouillent des êtres tourmentés qui ne subsistent qu'à se dévorer les uns les autres, où chaque prédateur est donc le tombeau vivant de milliers d'autres et son autoconservation un enchainement de martyrs ». L'auteur développe une métaphysique subjective et intuitive, dans laquelle le Monde et la Nature sont identiques et animés d'une volonté sans finalité. La volonté obstinée de vivre [...] « doit payer chacune de ses formes éphémères [...] par des douleurs nombreuses et profondes et en fin de compte par l'amère mort [...] »3.

L'historien Paul Lacombe note en 1994 : « Tout être vit aux dépens d'un autre être d'espèce différente, végétale ou animale. Pour que le premier subsiste, il faut que l'autre soit dévoré [...] »4. C'est l'aspect tragique de la nature au sens de la chaine alimentaire qui renvoie à une intuition de l'humain face à son destin. La Nature est interprétée, du point de vue de l'humanité, comme une entité  hostile. Face à cette hostilité, la communauté humaine peut se résigner, ou lutter avec l'aide de la technique, afin d'en dompter la sauvagerie, ou encore en mettre les forces au service de l'humanité.

La Nature comme entité globale peut, à l'inverse, être l'objet de sentiments positifs et d'une valorisation. La Naturphilosophie allemande du XIXᵉ siècle est une illustration d'une métaphysique de la nature fortement anthropologisée. Elle a donné le romantisme supposant une union de la Nature et de l'Homme. Il s'ensuivit un vaste courant de pensée dit naturalisant, favorable à la Nature jugée bonne. Vue de manière poétique, la nature, avec son foisonnement et ses spectacles sans cesse changeants, est une source de joie, d'apaisement et d'émerveillement.

Nietzsche définit la Nature comme « l'indifférence elle-même, en tant qu'elle est une puissance »5. Là encore une intuition subjective sur la nature. L'environnement naturel est, en effet, indifférent aux visées humaines. Mais indifférent n'est pas tout à fait le bon terme, car il suppose une intention absente. Or l'environnement n'a aucune intentionnalité d'aucune sorte. Quant au ressenti d'une nature comme puissance, c'est une constante culturelle. La « petitesse de l'humain face aux forces de la nature » est un poncif dans la plupart des cultures.

Dans ce qui suit, nous utilisons encore le terme Nature pour analyser les représentations héritées. Mais il faut garder à l’esprit que notre objectif est de montrer pourquoi ce terme devrait céder la place à celui d’environnement, d'un point de vue savant. 

2. Une Nature opposée aux humains et à leurs cultures

La philosophie grecque antique n'opposait pas l'homme, la nature et la société. Elle cherchait plutôt une vue d'ensemble, une cosmogonie. La Phusis (que l'on traduit par nature) concerne les astres, les plantes, les humains et la société. Le traité de Lucrèce De la nature (De rerum natura), n’opposait pas la nature à la société.

Le dogme chrétien à partir de 400 affirma que la nature avait été créée par Dieu, mais que Dieu avait cessé d’y intervenir. Les imperfections de la nature seraient la conséquence du péché originel. La nature se séparait de Dieu, mais aussi de l’Homme qui avait dénaturé le paradis. Il se retrouvait dans une nature imparfaite de son propre fait. La Bible affirme toutefois (Genèse 1, 26-28) que Dieu aurait dit : « Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la terre, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». Ce qui sépare les humains des autres animaux présents dans la nature. Malgré l'unité d'ensemble sous l'égide de Dieu une séparation  lieu. 

Le paradoxe de l’idée de Nature a été évoqué au XIXᵉ siècle par John-Stuart Mill. Soit la nature inclut les humains et leurs activités, soit la nature est à part et ils en sont exclus. Dans le premier cas, les hommes vivent spontanément de façon naturelle et la distinction des deux est sans objet. Dans le second cas, il est impossible pour les humains de vouloir suivre un ordre naturel, puisqu'ils en sont de fait exclus et la séparation des deux est absolue. On sent bien que l'on est entrainé dans des directions opposées, toutes deux insatisfaisantes, car excessives.

L’opposition entre société et nature est un thème culturel récurrent de la modernité. Pour Jean-Jacques Rousseau la nature est un refuge contre les maux de la civilisation et la méchanceté des humains. Se retirer dans la nature permet de retrouver une forme d'authenticité et de pureté intérieure, loin des artifices sociaux. Pour Tolstoï, la nature est intrinsèquement liée à la spiritualité et à la moralité, en opposition à la société industrielle et capitaliste avec sa corruption et ses inégalités. Henry David Thoreau, dans son livre Walden, décrit comment il a vécu de manière autosuffisante pour se reconnecter avec la nature. Il voit la nature comme un moyen de s'échapper aux contraintes de la société. Société et nature sont mises en opposition.

Ce qui rend l'affaire ambiguë et difficile à saisir est la bifurcation sémantique du XIXᵉ siècle. Aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, le terme « nature » a une double signification : d’un côté, il désigne l’originaire, ce qui précède l’institution et fonde les droits (lex naturalis chez Hobbes, Locke, Rousseau) ; de l’autre, il commence à prendre une coloration empirique avec le développement des sciences d’observation, de classification et de mesure (Linné, Buffon). Cette dualité contradictoire n'est pas perçue comme telle : on parle à la fois parler de « loi naturelle » en droit et de « sciences naturelles » en botanique.

Une troisième couche de signification vient s'ajouter, et enfin une nature comme environnement et paysage vus sous un jour affectif comme refuge, sublime, pureté face à la société ou extériorité grandiose, sublime, terrifiante, vision véhiculée par Rousseau, les romantiques (romanciers et peintres) et même les naturalistes observateurs de la nature.  

Au XIXᵉ siècle, se produit une différenciation décisive :
– d’un côté, le vocabulaire juridique se détache du jusnaturalisme et s’oriente vers le positivisme (Bentham, Austin),
– de l’autre, les sciences naturelles (Cuvier, Humboldt, Darwin) se spécialisent et réservent au mot « nature » le sens de milieu physique et biologique.
– Enfin la conception de la nature comme paysage sauvage, ni artificialisé, ni socialisé, et par là pourvu d'une certaine pureté originelle, devient d'usage courant. Elle est l’opposé de l’artifice, du technique et du social corrompu.

Le thème romantique de la nature refuge a été repris par une partie de la pensée écologiste moderne. Prenant conscience des modifications apportées au milieu naturel, une multitude de mouvements de préservation de la nature sont nés. Rachel Carson disait en 1962 de son livre Le printemps silencieux que : « C’est un livre sur la guerre de l’homme contre la nature ; et comme l’homme fait partie de la nature, c’est fatalement aussi un livre sur la guerre de l’homme contre lui-même ». Elle dénonçait l’idée d’une lutte contre la nature dominée grâce aux progrès techniques.

Une partie de l'écologie politique s'est rassemblée autour du thème de défense de la nature. Ainsi, on est « ami de la nature », ou encore certains s’identifient à elle : « nous sommes la nature qui se soulève ». Le débat idéologique tourne à une opposition entre ceux qui seraient pour ou contre la Nature assimilée à une personne. L’idée de nature est saturée d'intentionnalité et l’opposition traditionnelle entre l'humain, sa société, sa culture, et une nature comme entité globalisée, empêchent de penser convenablement la relation entre les humains et leur environnement (terrestre). Cette conception est trop imaginaire, trop passionnelle. 

La dualité nature-culture dans la philosophie moderne se fonde pour partie sur l'opposition entre la pensée et la culture qui permettraient une certaine liberté et dignité (dans la suite d'Emmanuel Kant), et la « nature » considéré comme chose et ensemble de ressources appropriables. Abandonner le concept de nature et le dualisme sous-jacent permettrait un changement dans la conception de l'Univers qui donnerait une meilleure place à la pensée écologique. 

Cette opposition binaire entre Nature et culture, qui structure une partie de la pensée occidentale, montre précisément pourquoi le mot Nature est piégé. Nous verrons qu'en parlant plutôt d'environnements, nous évitons d’hypostasier un tout global et nous pensons en termes de contextes situés, habités, transformés.

3 Une Nature post-moderne et mythique

À partir de là se sont développées diverses versions. Entre autres, un « monisme » inspiré de Spinoza (dans la mouvance deuleuzienne) et une disqualification des approches politiques contemporaines de l’écologie6.

De nouveaux mythes sont récemment apparus. « Une nouvelle forme de mythologie a émergé, réactualisant la figure antique de Gaïa dans des contextes postmodernes ou futuristes » note Santiago Guillén7. On les trouve chez James Lovelock (1979), Bruno Latour (2015) et Paul-Antoine Miquel (2019), qui invoquent respectivement les figures mythologiques de Gaïa, Vénus et Prométhée. Guillén s'interroge avec raison : « Pourquoi les discours philosophiques et scientifiques postmodernes ont-ils recours au mythe ? ». Le déclin de la pensée rationnelle y serait-il pour quelque chose ? Cela ressemble à une reprise inavouée de l'animisme.

 François Rastier parle « d’un nouvel animisme qui dépasse celui du New Age et des autres héritiers de la théosophie. Or l’animisme favorise par principe une forme de holisme »8 , la Nature comme totalité. L'histoire de l'humanité nous raconte la suite incessante de religions et de mythologie qui ont été inventés par les hommes face aux problèmes vis-à-vis desquels ils se sentent impuissants. Pas étonnant que cette forme de pensée réapparaisse pour traiter du désastre écologique annoncé.

Bruno Latour tente d'imposer une écologie politique. L'amorce se trouve dans Politiques de la nature, paru à la fin des années 1990. La réflexion de Bruno Latour s'est construite en dialogue avec Philippe Descola, les deux projets s’étant nourris mutuellement. Latour propose d'installer la nature en sujet premier de la politique, d'en faire un acteur politique de premier plan, et ainsi, la sortir définitivement de son rang d'objet.

Dans l'ouvrage  Face à Gaïa, cette politique ne se dit plus  « de la nature », ni même de la Terre ou de l'environnement ; elle se décline en politique que nous devons mener en réapprenant à connaître notre ancrage dans la réalité et à le problématiser de manière nouvelle. C'est ce qui justifie, pour Bruno  Latour, de puiser aux sources du mythe à des fins séculières très actuelles. Sous le nom énigmatique de Gaïa, nous serions appelés à reconnaître une puissance qui vient vers nous sans que nous puissions déterminer ni en quoi elle consiste, ni qui elle est, ni ce qu'elle exige de nous. Certes Latour critique la notion de nature mais promeut un animisme qui justifie d'autant plus notre propre conceptualisation des deux environnements de l'Homme : proximal et artificialisé, distal et légué par l'évolution de la biosphère.

L’animisme des sociétés traditionnelles n’est pas identique au New Age occidental, mais il y a une ressemblance troublante. Latour veut « remettre la nature au centre » (ou en faire un acteur politique) et réemploie des formules mythiques et même mystiques concernant la Terre "Gaïa" (voir : Stamenkovic Philippe. Bruno Latour : une écologie mystificatrice. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/bruno-latour-ecologie).

Rappelons qu'à l'origine Gaïa est une hypothèse biogéochimique avancée en 1970 par le climatologue britannique James Lovelock et la microbiologiste américaine Lynn Margulis. La Terre serait « un système physiologique dynamique qui inclut la biosphère et maintient notre planète depuis plus de trois milliards d'années en harmonie avec la vie ». Pour Lovelock, la personnification-déification n'est qu'une métaphore à but didactique. Malheureusement, il a lui-même pris la métaphore au pied de la lettre jusqu'à la rendre mythique.

Diverses versions du mythe se sont formées, affirmant que la Terre aurait une « conscience », voire qu'elle serait une divinité. Cette idée d'une Terre divine a été popularisée par Georges Trevelyan, David Spangler  en accord avec la théosophe Alice Bailey9. On passe d'une hypothèse intéressante, qui aurait pu  être prise dans la dynamique des études scientifiques sur l'environnement terrestre,  mais s'en échappe pour passer du côté des mythologies de la Nature.

Quant à Descola, il souhaite que les non-humains deviennent des agents ou sujets politiques, projet indéfinissable d'un point de vue pragmatique. Comme nous le répétons constamment, le rôle et la compétence du philosophe sont d'éclairer le débat et d'éviter les impasses intellectuelles. Les fictions, les mythes, les mirages idéologiques y conduisent inéluctablement. Quant à la politique, elle est d'abord un enjeu de pouvoir duquel l'exigence de vérité est absente. Elle est donc hétérogène à la philosophie.

Une tentative pour protéger l'environnement a tenté d'intégrer le problème dans le droit. On peut citer l'ouvrage inaugural de Christopher D. Stone, Should Trees Have Standing ? (1972) qui est à relier aux développements mouvements « rights of nature ». Nous restons sceptiques quant à l'assimilation de l'environnement terrestre (des écosystèmes) à une « nature » au statut bien incertain.

Ici encore, l’usage inflationniste du mot nature alimente un imaginaire globalisant, parfois mythologique. Le terme environnement, plus sobre, permet d’analyser sans céder à l’enchantement et d'avoir une attitude pratique plus adaptée.

4. Le concept d'environnement 

On peut remarquer aussi que le langage courant ne le laisse guère de choix des termes. Il y a une difficulté langagière certaine pour désigner l'environnement terrestre dit naturel, non modifié par les humains. Philippe Descola utilise « le terme de  “non humain” à défaut d'un autre terme qui serait meilleur »10. Il y a un poids de la tradition linguistique qui est difficile à secouer. En opposition, il s’est développé une pensée qui évite le terme de nature, tout en se réclamant de l'écologie. Damien Delorme l'a qualifiée « d’ a-naturaliste »11

Nous allons tenter de mettre en avant le concept d'environnement. La notion — saturée et ambiguë — de Nature pourrait être dans de nombreux cas remplacée par celle (plus modeste, plus pragmatique) d’environnement, et plus précisément d'environnements en interaction. Parler d'environnements plutôt que de nature et culture, c'est déjà penser de manière un peu nouvelle. L'environnement est classiquement défini comme étant « l'ensemble des agents physiques, chimiques et biologiques et des facteurs sociaux susceptibles d'avoir un effet direct ou indirect, immédiat ou à terme sur les êtres vivants et les activités humaines » par le Conseil international de la langue française qui a repris le dictionnaire Robert. Il est donc a priori non limitatif. Sans répudier complètement le terme de nature, nous allons tenter de penser la relation entre les humains et ce qui les entoure, en termes d'environnements, ce qui est beaucoup plus neutre.

Le concept d'environnement permet d'organiser le débat autour de l'action et des interactions. Pris sous cet angle, il y a deux types de milieux au sein desquels l'humain vit nécessairement et sans échappatoire possible : celui modifié par l'espèce humaine et celui qui ne l'est pas. Ces environnements peuvent faire l'objet d'études sérieuses.

Selon Marcel Jollivet et Alain Payé :

« Quand ils emploient le terme d’environnement, les spécialistes des sciences de la nature continuent implicitement de penser “milieux” et “nature” ; les spécialistes des sciences sociales, de leur côté, pensent “débat social” et “problème de société”. Cette dichotomie réductrice ne correspond pas à la nature des problèmes à traiter : les problèmes d’environnement sont tout à la fois des problèmes naturels à dimensions sociales et des problèmes de société à dimensions naturelles. C’est de cette double nature que la recherche doit rendre compte »12.

Ces auteurs notent le trait de caractère courant consistant à voir midi à sa porte. Quand on consulte les archives universitaires, on constate, en effet, qu'environnement est utilisé sans précision du type d'environnement considéré, comme s'il était évident qu'il n'y en ait qu'un aux yeux de celui qui emploie ce mot.

Toutefois, si l'on prend un peu de distance, le concept d'environnement, en ce qu'il ne précise pas d'emblée ce qu'il concerne, encourage à étudier et à considérer tout ce qui entoure sans exclusive. Jollivet et Payé affirment aussi : « Le pragmatisme qui a prévalu jusqu’ici a donné au champ de recherche sur l’environnement la souplesse et l’ouverture dont il avait besoin dans sa période pionnière ; il conviendrait d’ailleurs de lui conserver toute sa plasticité »13. Cette remarque doit être reprise et amplifiée. On est bien dans la pragmatique d'un point de vue philosophique : une réflexion qui permet l'action. à partir de savoirs de démarches scientifiques, d'études pratiques. Ces auteurs posent très intelligemment la question de l'usage du terme d'environnement. 

« Dans son sens le plus courant, l’environnement est ce qui est autour ou ce qui entoure ; tout environnement est défini par rapport à un objet central. Ceci introduit déjà une grande variabilité dans le sens du terme pour les scientifiques. Pour un biologiste des populations, l’objet central est la population qu’il étudie ; l’environnement est ce qui entoure cette population. Pour un physiologiste, l’objet central est un organisme, un individu ou un organe ; l’environnement est ce qui entoure cet organisme (le « milieu ambiant ») ou cet organe (le « milieu interne »). Pour un moléculariste, l’objet central est une molécule, une macromolécule ; l’environnement est le « milieu cellulaire ». Pour un sociologue, l’environnement peut être le milieu familial, le groupe social, le cadre de travail, le cadre de vie [...]. On observe un enrichissement constant de ce sens commun. Ainsi parle-t-on d’environnement en informatique pour désigner l’ensemble des dispositifs et programmes d’application nécessaires pour effectuer des tâches de haut niveau »14.

Contrairement à la nature dont la polysémie fait dériver vers le mystique et le religieux, celui d'environnement est plus pragmatique. Le concept d'environnement, par son sens premier : ce qui environne l'humain (note A), nous invite à considérer autant l'environnement naturel issu des transformations et de l'évolution terrestre que l'environnement artificiel, aménagé, transformé, construit, fabriqué, par les humains au fil des générations. D'évidence, il y a deux entourages de l'humain : le terrestre global et le techno-socialisé. La nature n'est pas l'environnement, mais réversiblement, il est erroné d'assimiler l'environnement à la nature. Si on parle des humains, alors ceux-ci ont deux environnements. Il y a, d'une part l'environnement terrestre non modifié comme milieu résultant de l'évolution. Il entoure l’espace humain habité, urbanisé et socialisé qui constitue un autre environnement pour les hommes. Les deux interagissent. On n'a pas affaire à des espaces hermétiques. Nous avons déjà essayé de montrer ailleurs que les humains vivaient dans ces deux environnements15.

Une autre raison de parler d'environnement, est qu'ainsi le propos ne concerne pas l'Univers en général. L'Univers est souvent assimilé à la Nature, définie comme l'ensemble d'évènements déterminés (par distinction et opposition avec le surnaturel). Notre propos est plus modeste et concerne les milieux au sein desquels l'espèce humaine vit et se développe. Il ne s'agit pas non plus du Monde comme totalité, parfois également assimilé à la Nature. Ce dont nous parlons ici, c'est seulement de ce qui entoure l'homme et interagit avec lui, soit son environnement.

5. L'environnement terrestre hérité

Définition simple

L'environnement est une manière de concevoir ce qui se développe autour de l’espace habité, urbanisé et socialisé des humains. Cet entourage est conçu, soit comme extérieur et différent, soit comme simplement situé en limite de l'habitat humain (forêts, champs). Dans l’usage ordinaire contemporain, le terme environnement naturel vise ce qui, sur Terre, échappe encore relativement à l’artificialisation (forêts, montagnes, océans, etc.).

On retrouve cet usage dans le naturalisme en art (littérature et peinture) et dans les études savantes dites « naturalistes », comme la botanique, la minéralogie, la zoologie, etc. Ces disciplines formaient « l'histoire naturelle » au XVIIIᵉ siècle, avec Carl von Linné, Georges-Louis Leclerc de Buffon et Jean-Baptiste de Lamarck. On retrouve cette acception dans la classification muséologique, qui distingue pour ses collections les naturalia et des artificialia. Nous prendrons pour base de discussion cette signification.

 Évidemment, cet environnement est bien plus vaste et complexe que ce que la conception courante laisse entendre. Il inclut les fosses océaniques, les volcans, le Soleil et son rayonnement, et tout le vivant, du plancton aux bisons, en passant par les bactéries, les virus, les champignons, etc., ainsi que les interactions invisibles entre ces ensembles.

Écologie et écosystèmes

Le terme d'écologie désigne au premier chef les sciences qui étudient les milieux dont nous venons de parler. Elles étudient la biosphère (le vivant), la lithosphère (sols et roches), l'hydrosphère (eaux), l'atmosphère (air). Tous sont interdépendants, mais chacun fait l'objet d'études scientifiques spécifiques, car ils ont des dynamiques propres. Englober l'ensemble sous le terme globalisant de nature est une manière d'engluer la pensée et ne permet pas d'aborder précisément les problèmes posés actuellement par les sociétés humaines et ce qui les entoure.

L'écologie, au sens premier du terme, est une science dont l'objet est l'étude des interactions des êtres vivants (la biodiversité) avec leur environnement et entre eux au sein de cet environnement (l'ensemble étant désigné par le terme « écosystème »). Surtout l'écologie a montré qu'au sein de ces environnements terrestres se produisent des cycles. Il s'établit des enchainements systémiques qui permettent le rétablissement des équilibres, et donc une certaine pérennité. Au plus simple, s'il y a toujours de l'eau propre sur terre, c'est parce que le cycle de purification de l'eau se produit. Il permet que l'eau mélangée à toutes sortes d'éléments se retrouve intacte au bout de cycle. Nous utiliserons le terme d'écologie et d'écosystème au sens définis ci-dessus, laissant de côté d'autres usages critiquables tels les slogans idéologiques.

Les travaux scientifiques sur l'environnement terrestre sont innombrables. Nous ferons seulement allusion à quelques-uns. Tout d'abord, à l’invention du concept d’écosystème qui date de1935. Il a été proposé par A. G. Tansley, dans l'article The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms16. L'article est fondateur du concept d'écosystème, ce qui débouche sur une description des unités fonctionnelles intégrant les organismes vivants et leur environnement physique. Eugen Odum, quant à lui, a défini, en 1971, les écosystèmes comme des systèmes interconnectés en équilibre dynamique. Ces systèmes associent  des flux d’énergie, des cycles de matériaux et des régulations. Il a largement posé des bases pour l’écologie des systèmes, en introduisant l’idée d’écosystèmes comme unités fondamentales de la biodiversité.17 Ensuite, une synthèse des interactions entre les composantes abiotiques et biotiques des écosystèmes terrestres a été proposée dans le manuel de Chapin et collaborateurs réédité en 2011. Il y décrit les cycles de nutriments, et leur résilience face aux  perturbations18.

Le modèle des flux d'énergie dans un écosystème montre comment l’énergie solaire est captée par les producteurs primaires (plantes), puis transférée aux consommateurs (herbivores, carnivores), avec des pertes à chaque niveau trophique (chaleur, respiration). Il représente aussi les décomposeurs qui recyclent les  matériaux. et permettent un retour à l'état initial, condition indispensable comme nous l'avons déjà signalé.  Sont aussi proposés des modèles pour des écosystèmes terrestres limités (forêt, par exemple). Ils rendent compte des interactions entre biocénose et biotope (sol, climat, eau, etc.). Ils illustrent les boucles de rétroaction entre climat, végétation, sol, faune, et les activités humaines. Plus globalement, le cycle des nutriments (carbone, azote, phosphore) permet de comprendre comment ces éléments circulent entre l'atmosphère, la biosphère, la lithosphère et l'hydrosphère. Ce cycle est essentiel pour comprendre l’équilibre des écosystèmes terrestres.

Biosphère et zone critique

L'idée de biosphère fait référence à la partie de la Terre au sein de laquelle la vie est possible. Elle est restreinte et dépend du maintien de certaines conditions. Elle désigne les espaces où les organismes vivants peuvent prospérer et met l'accent sur l'interdépendance entre les espèces vivant dans cet espace. La « zone critique » est l'interface entre les différents composants de la Terre : lithosphère (sols et roches), hydrosphère (eaux), atmosphère (air) et biosphère (organismes vivants). Si un de ces composants est altéré, l'ensemble est affecté.

La notion de « zone critique » (Critical Zone en anglais) a été développée dans le domaine des sciences de la Terre et est attribuée aux travaux collectifs des chercheurs en géosciences, notamment ceux impliqués dans le programme de recherche internationale sur la Critical Zone. Cette notion a émergé progressivement dans les années 2000 grâce aux contributions de divers scientifiques.

Le concept a été formalisé par des groupes de chercheurs liés au Critical Zone Exploration Network (CZEN) et aux Critical Zone Observatories (CZO), un programme initié par la National Science Foundation (NSF) aux États-Unis. Parmi les figures marquantes, des scientifiques comme Susan Brantley, géochimiste à la Pennsylvania State University, ont joué un rôle important dans la conceptualisation et la promotion de ce terme.

La notion de « zone critique » rassemble des connaissances issues de la géologie, de la biologie, de la chimie et de la physique pour décrire les interactions complexes entre la lithosphère, l'hydrosphère, l'atmosphère et la biosphère. Il s'agit de comprendre les interactions entre les composantes vivantes et non vivantes et d'évaluer où les impacts des activités humaines industrialisées sont les plus visibles.

Au total, nous ne présentons ici qu'un choix très limité d'études. Le but est de montrer qu'il existe des travaux autrement intéressants que les divagations sur la bonne ou mauvaise Nature ou sur la mystérieuse Gaïa. Nous ne manquerons pas de signaler une bonne nouvelle. Le terme de « vivant » semble s'imposer dans le langage courant et en politique. Il est aussi de plus en plus repris par des institutions. Selon Virginie Arantes, Eric Fabri et Krystel Wanneau :

« Contrairement à la « nature », souvent pensée comme un décor extérieur ou une ressource à exploiter, le « vivant » inclut les humains dans une communauté élargie avec les animaux, les végétaux et les écosystèmes, et s’interroge sur l’ensemble plutôt que sur telle ou telle partie. Il insiste sur les relations, sur les interdépendances et sur la fragilité des milieux que nous habitons » 18b.

C'est une manière de penser plus adaptée, grâce à un terme commun aux scientifiques et aux citoyens. « Il offre un langage qui relie la crise écologique à nos existences concrètes, à nos corps, à nos manières d’habiter le monde sans nous en couper » (ibid.), sans pour autant  sacrifier aux mythologies de la Nature.

6. L'environnement socioculturel et technique

Éco signifie « maison » ou « habitat ». La première maison de l'homme est celle qu'il s'est construite. Si on pense en termes d'environnement, on s'aperçoit que ce qui environne l'homme n'est pas d'abord sauvage, fait de végétaux, d'animaux et de forêts. L'environnement de l'homme est artificiel depuis toujours : de la grotte aménagée à l'enclos du village jusqu'aux gigantesques complexes urbains contemporains. Il est technique : de la pierre taillée à la maitrise du feu, jusqu'aux réseaux électriques et transports en commun d'aujourd'hui.

L'individu humain vit d'abord et surtout dans un environnement culturel et social. Cet environnement social est fait d'interactions, de dépendances, des hiérarchies qui préexistent à l'individu, qui lui-même y contribue par ses actes. Une série de boucles interactives se constitue entre individus et société, qui ont une réalité indéniable. 

L'humain a une vie sociale qui constitue son environnement le plus prégnant. Il participe à des collectifs de divers ordres et il entretient des relations et des interactions au sein de sociétés diverses. L’organisation/structuration en groupes ou collectifs se crée par un lien spontané entre les individus. Ce lien est double, constitué par les attachements primaires, affectifs, familiaux et claniques ainsi que par les règles morales et de parenté retrouvées dans toutes les communautés et enfin par des interdépendances et des intérêts économiques.

Des groupes organisés et fonctionnels, relativement stables se constituent. Ils reposent sur des liens, des rôles, des dépendances, des positions hiérarchiques entre individus et sur des règles communes. L'anthropologie culturelle a mis en évidence chez les humains une capacité à forger des règles qui, mises en application, constituent la base de l’humanisation et de la sociabilité. Ce serait là un invariant anthropologique qui constituerait le socle de toutes les relations humaines dans toutes les sociétés et viendrait s'ajouter aux interdépendances économiques. Pour le dire brièvement, les humains vivent dans des socio cultures qui ont pris au fil du temps une extension considérable.

Cet autre environnement a pris une importance massive par son gigantisme. L’Homo sapiens en tant qu'espèce s’est créé un néo-environnement culturel, technicisé, industrialisé bien particulier. De la naissance à la mort, il vit dans cet environnement culturel et technique dont il ne peut se passer. Il peut aussi être conçu en termes systémiques. Il s'agit d'un immense espace  drainé par des flux économiques avec des transformations incessantes et de masse. Il ne s'agit pas d'un homme ni de quelques-uns, mais de l'activité technique industrielle qui fabrique un environnement nouveau et artificialisé de manière massive.

7. Les interactions entre environnements 

Ce néo-environnement artificialisé est constamment en contact avec l'environnement issu de l'évolution spontanée qui dépend des divers écosystèmes terrestres. C'est selon nous cette imbrication et ses effets qui sont à évaluer et à penser scientifiquement.

D'une part, tous les intrants servant à édifier l'environnement humain viennent de l'environnement non humain, que ce soit les minerais, l'eau, la nourriture, la chaleur solaire. Par ailleurs ces deux environnements sont imbriqués. L'air circule et par chance ne s'arrête pas en bordure des villes. L'agriculture est possible sur la terre arable, ses nutriments et microorganismes, ainsi que l'eau, l'air et le soleil. Les sociétés humaines dépendent de la biodiversité (production de biomasse, épuration de l’air et de l’eau, production d’oxygène, captation du carbone, etc.). Ce sont des exemples de l'intersection des deux environnements de l'humain. Ils posent clairement le problème précis de leurs interactions.

On peut aussi donner l'exemple des océans que l'on aurait tendance à classer du côté de la nature. L'un des projets de la troisième Conférence des Nations unies sur l’Océan (2025) est de conserver et d'utiliser durablement les océans, qui sont la seconde plus grande zone économique exclusive du monde. Cette conférence détient un pouvoir d’orientation concernant l’utilisation des ressources océaniques. Comme on le sait les océans sont modifiés par la pêche, par le gaz carbonique émis, par les matières plastiques  et par le réchauffement. L'environnement humain immédiat interfère avec l'environnement dit naturel.

La sphère technoculturelle, entrant en contact avec la biosphère, produit des transformations. Elle réduit le nombre d'espèces, elle réduit le territoire des animaux sauvages, elle remplace les forêts par des zones agricoles, etc. Cela a commencé au néolithique. Au fil des millénaires. L’homme a créé une noosphère artificielle, par l'effet de son intelligence et de sa puissance technique, combinées à la formation de sociétés immenses. Les modifications de l'écosystème viennent de l'espèce entière et elles sont telles que l'on a pu parler d'anthropocène. Cette interaction a pris un aspect massif depuis le développement des sociétés industrielles et leur développement insoucieux des conséquences.

Ces transformations produites par l'espèce ne sont pas nécessairement mauvaises. L'agriculture a été pendant des millénaires une source de nourriture n'entrainant pas de destruction de l'environnement terrestre. Dès l'âge du Bronze, s'est créée une société rurale qui a fabriqué les campagnes européennes. La campagne traditionnelle constitue un néo environnement façonné et habité par l'homme, poreux et compatible avec la biosphère. Les prairies alpines sont un exemple typique d’un néo-environnement créé par interaction avec l’environnement montagnard initial. De fait, il est favorable et non destructeur. Un écosystème stable s’est ainsi créé. Considérer l'interaction des deux environnements permet des études pragmatiques et efficaces comme celles sur les conditions de durabilité du pastoralisme19 ou sur la manière de gérer les agroécosystèmes20.

La sphère technoculturelle humaine s'est industrialisée à partir du XIXᵉ siècle, et les sociétés sont devenues progressivement gigantesques. Les transformations sont devenues destructrices à partir du XXᵉ siècle en raison de leur volume et de la nocivité des industries polluantes. L'agriculture elle-même s'est industrialisée. On ne peut négliger le facteur politique dans cette évolution : volonté de puissance, avidité et démesure, rivalité agressive et mortifère entre sociétés concurrentes. Les sociétés technicisées et industrialisées, en opposition les unes avec les autres, sont entrées dans une course à la puissance. Un gigantisme industriel dévastateur a vu le jour et un fossé s’est creusé entre l’environnement humain technicisé et l'environnement terrestre vivant issu de l'évolution (entre la noosphère technicisée et la biosphère spontanée). L'humain vit dans deux environnements : son environnement terrestre initial et un néo-environnement qu'il a fabriqué et qui est à la fois social, culturel et technique.

Conclusion : des environnements en interaction

Dans le débat public, ce que l'on nomme nature correspond le plus souvent aux écosystèmes terrestres et principalement à la biosphère. Mais, cet environnement, conçu comme « nature », est globalisé et suscite toutes sortes d'interprétations. Certaines sont fantaisistes, magiques, mystiques, métaphysiques, suscitant des sentiments variés, qui vont de l'amour à l'hostilité envers une Naqtue mythique. D'autres sont utilitaristes et s'accompagnent d'une volonté d'exploitation. Utilitarisme et hostilité sont souvent liés, associés dans une volonté de conquête, d'asservissement, de destruction. La nature comme intuition commune de l'environnement non humain légué par l'évolution sur Terre est trop chargée affectivement pour permettre une appréciation raisonnée de la situation.

De plus la naturalisation de l'environnement donne des conceptions dichotomiques, Homme versus Nature et Culture versus Nature en inadéquation avec la réalité. Il existe un néo-environnement artificialisé fabriqué par les sociétés humaines avec leurs cultures technicisées, devenues industrielles à partir du XIXᵉ siècle. Tout le processus civilisationnel se déroule dans ce néo-environnement qui est imbriqué avec l'environnement terrestre dit naturel, et dont il dépend. Sans oxygène, sans eau abondante, sans matières premières, sans une température et un rayonnement supportables, qui sont un legs tardif de l'évolution de l'environnement terrestre, le néo-environnement civilisationnel s'écroulera.

Faut-il en finir, ou pas, avec la nature, comme interroge Patrick Dupouey21. Compte tenu de la polysémie du terme, mais aussi de son usage universellement répandu, irrépressible, personne ne peut en décider et nous laisserons la question de côté. En lieu et place, nous suggérons de généraliser l'emploi du terme d'environnement qui est plus précis, en espérant qu'il ne subisse pas le même sort d'une extension immodérée, ce qui le rendrait inutilisable. Pour l'instant, il parait adéquat de parler d'environnements imbriqués, interdépendants, mais concurrents et conflictuels. L'humain vit dans des environnements totalement artificialisés comme les centres-villes, s'aventure dans des environnements encore autonomes (sauvages), mais on peut envisager des intermédiaires en nombre non limité comme les zones côtières, les forêts, les zones agricoles.

L'Homo sapiens s'est constitué au fil des millénaires un néo environnement techno-socio-culturel qui constitue un intermédiaire avec l'environnement terrestre initial et qui le modifie considérablement. C'est ce dont rend compte le concept d'anthropocène. Ce néo environnement a des effets massifs qui s'immiscent partout dans l'environnement issu de l'évolution. On en retrouve les traces des artefacts industriels dans l'atmosphère, dans les océans, dans les sols. L'extension des sociétés humaines en occupant la majorité de la partie habitable de la planète a chassé les autres espèces (sauf certaines qui se sont adaptées ou font l'objet d'un élevage).

Le récit opposant nature et culture empêche de concevoir correctement la relation entre la sphère techno-culturelle humaine et le milieu terrestre. La techno-culture a créé un néo-environnement dont l'homme ne peut se passer. Par son extension immodérée et son industrialisation, il modifie l'écosystème terrestre avec une rapidité inquiétante. L'humain participe des systèmes terrestres et de la dynamique du vivant. Cependant, il s'est créé une bulle sociale, culturelle et technologique qui l’en éloigne et qui agit sur le premier. Cette action, en raison du gigantisme industriel, crée des modifications rapides, et probablement incontrôlables23

L’histoire du mot nature a montré son poids imaginaire et ses ambiguïtés. C’est pourquoi nous plaidons ici pour un abandon de ce terme dans les discussions savantes : lorsqu'il s’agit de comprendre les interactions entre les humains, promoteurs d'une transformation du milieu, et l'écosphère léguée par l'évolution sur Terre, le concept d'environnement constitue un outil conceptuel plus neutre, plus précis et plus opératoire.

Voir aussi l'article : Un Homme en interaction avec ses environnements

Notes :

0 Berque Augustin, Le Japon, gestion de l’espace et changement social, Paris, Flammarion, 1976. Vivre l’espace au Japon, Paris, P.U.F., 1982.
1 Lovejoy Arthur O, [1936] The Great Chain of Being, Harvard University Press, 1966, p. 59.
2 Freud Sigmund Malaise dans la Culture, Paris, PUF, 1995, p. 35.
3 Schopenhauer Arthur, Le monde comme volonté et représentation, livre II § 46 et ibid. livre II § 58.
4 Lacombe P., De l'histoire considérée comme science, Paris, Hachette, 1994, p.400.).
5 Nietzsche Friedrich, Par-delà le bien et le mal, I, §9.
6 Bruno Latour, Politiques de La Nature. Comment Faire Entrer Les Sciences en Démocratie, Paris, La Découverte, 1999, XXXV.
7 Colloque Au-delà de la Nature, 2025.
8  Colloque Au-delà de la Nature, 2025.
9  Hanegraaf R Wouter, New Age and Western Culture, Suny Press, 1998, p. 156.
10 Descola Philippe, La Composition des mondes Entretient avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, p. 281.
11 Delorme Damien, La nature et ses marges : la crise de l'idée de nature dans les humanités environnementales, thèse de doctorat, 2021.
12 Jollivet Marcel , Payé Alain. L'environnement un champ de recherche en formation. Natures Sciences Sociétés. 1993. https://www.nss-journal.org/articles/nss/pdf/1993/01/nss19930101p6.pdf
13 Ibid
14 Ibid
15 Juignet, Patrick. Un Homme en interaction avec ses environnements. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/homme-dans-le-monde).
16 Tansley A.G., The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms. Ecology, 16(3), p.284–307
17 Odum, Eugene P., Fundamentals of Ecology, Saunders, 1971.
18 Chapin et al., Principles of Terrestrial Ecosystem Ecology, Springer, 2011.
18b Arantes Virginie, Fabri Eric,  Wanneau Krystel. Parler de « vivant » plutôt que de « nature » : effet de mode ou tournant politique ? The Conversation. 2025. https://theconversation.com/parler-de-vivant-plutot-que-de-nature-effet-de-mode-ou-tournant-politique-267899
19 Francesca Di Pietro. Durabilité et organisation du paysage. Application des concepts de l'écologie systémique au diagnostic de la gestion pastorale du territoire des vallées des Pyrénées Centrales (France). Sciences du Vivant. ⟨tel-02841045⟩
20 Soto Patricio,  Balboa Ange, Blavet Didier, Desclaux Dominique, Drevon, Jean-Jacques, et al.. Conception d'une base de données pluridisciplinaire : intégration de connaissances pour gérer la complexité des agroécosystèmes. Cahier des Techniques de l'INRA, 2013, 80, pp.art4-ct80-2013. ⟨hal-04634921⟩
21 Dupouey Patrick, Pour ne pas en finir avec la nature Questions d'un philosophe à l'anthropologue Philippe Descola, Paris, Agone, 2025.
23 À l'espoir d'éviter des transformations incontrôlable de notre environnement terrestre s'opposent des raisons, psychologiques, sociologiques, idéologiques, économiques, et politiques. En premier lieu, la course à l'hyperpuissance techno-industrielle motivée par les affrontements entre les États et en second lieu la passion consumériste des humains et de l'inadéquation des opinions eu égard à la réalité. Concernant les dystopies montrant une vie au sein de mégalopoles hypertechnicisées subsistant au sein d'un environnement terrestre dévasté, on peut citer : Soleil vert,  et les versions successives de Blade Runners. Dernière nouvelle sur ce sujet : l'essai d'une bombe à hydrogène qui a atteint plus de 1 000 degrés Celsius. Source South China Morning Post. https://www.scmp.com/news/china/science/article/3307059/china-tests-non-nuclear-hydrogen-bomb-science-paper-shows.

 

Bibliographie 

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