Partager les bénéfices ?
Partager équitablement les bénéfices dans une entreprise serait-il un moyen de mettre le capital au service de l’entreprise dans son ensemble et de faire cesser l’opposition entre capital et travail, qui ronge les rapports sociaux en créant un antagonisme de classe ? Est-ce possible à l'heure actuelle en France ?
Would sharing profits fairly within a company be a way to put capital at the service of the company as a whole and to end the opposition between capital and labor, which is undermining social relations by creating class antagonism ? Is this possible today in France ?
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Partager les bénéfices ? Philosophie, science et société. 2025. Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/partage-benefices
Plan :
1. Le problème du profit
2. Histoire d’un partage possible des bénéfices
3. La possibilité technique du partage des bénéfices
4. Le débat en France
Conclusion :
Texte intégral :
1. Le problème du profit
Citons l'encyclopédie collaborative en ligne nommée L'économie, d'orientation typiquement néoclassique et que l'on ne pourra donc pas accuser de parti pris idéologique :
« Les profits de l’entreprise reviennent légalement à ceux qui possèdent les actifs de l’entreprise, comme les biens d’équipement. Les propriétaires dirigent les autres acteurs de l’entreprise afin que leurs actions contribuent à générer des profits, qui accroissent à leur tour la valeur des capitaux de l’entreprise et donc la richesse des propriétaires ».
Ce qui reste après que les recettes (issues de la vente des biens services et produits de l'entreprise) aient été utilisées pour payer les salariés, les dirigeants, les fournisseurs, les créanciers et les charges sociales les impôts et enfin les investissements nécessaires à assurer l'avenir constitue le bénéfice net. Dans le cas des entreprises capitalisées (qui représente la majorité de l'économie contemporaine) ce bénéfice constitue les dividendes attribués aux actionnaires.
Cette répartition des recettes a une implication importante puisqu'elle se divise entre profit et fonctionnement de l'entreprise. Si les recettes de l’entreprise augmentent, il n'y a pas de distribution automatique et équitable entre les deux. L’entreprise est un espace au sein duquel tous les acteurs n’ont pas les mêmes intérêts. Cette divergence d'intérêts crée une conflictualité au sein de l'entreprise, mais aussi au sein de la société, puisque la plus grande part de l'économie vient des entreprises.
L'affaire n'est pas seulement économique, elle est aussi sociale et humaine, c’est celle du sens donné au travail. La financiarisation massive des entreprises par des capitaux mondialisés et des fonds d'investissement accroit la conflictualité, car la volonté d'accroissement du profit est forte.
Il conviendrait donc d'expliciter le processus, de le rendre transparent et se mettre d'accord sur une juste répartition entre rémunération du travail et rémunération du capital, en incluant les autres postes (charges sociales, impôts, investissement, etc.). Il faut aussi tenir compte du contexte et de la compétition internationale. Selon les pays les répartitions sont très différentes.
2. Histoire d’un partage possible des bénéfices
Le directeur général de l'INSEE, Jean-Philippe Cotis a établi, en 2009, avec les organisations syndicales et patronales, un rapport sur le partage de la valeur ajoutée, le partage des profits et les écarts de rémunérations en France. On sait, grâce à ce rapport, que les salariés touchent moins de 10 % des profits et de manière très inégale selon leur position dans la hiérarchie de l’entreprise. Des profits mieux répartis auraient un triple avantage : les salariés seraient plus motivés par la marche de leur entreprise, les rapports sociaux seraient apaisés et cela augmenterait le pouvoir d’achat avec un impact positif sur la consommation et la croissance. C’est ce qui avait été proposé par le général de Gaulle sous forme de la « participation » qu’il considérait comme la « grande réforme de notre siècle ».
Rappelons l’histoire en nous appuyant sur l’article récent de Xavier Hollandts et Nicolas Aubert que nous citerons abondamment :
« Dès la fin de la seconde guerre mondiale, le général de Gaulle avait souhaité une meilleure association entre le capital et le travail de crainte de voir leur opposition disloquer la cohésion nationale. Son projet – inachevé en raison de sa défaite au référendum de 1969 – prévoyait la participation des salariés aux profits. Lors d'une vaste manifestation sur la pelouse de Bagatelle à l'occasion de la fête du travail, le général de Gaulle avait sur la nécessaire participation des salariés à la marche et aux résultats des entreprises.
Dans les années 1960, le consultant Marcel Loichot proposait plusieurs modèles de partage des profits dans son livre La réforme pancapitaliste. Ce texte contribuera à déboucher sur des réformes importantes comme celles relatives à l’intéressement (1959) et la participation (1967) à la suite de l’action de différents gaullistes dits « de gauche » comme René Capitant et Louis Vallon.
De Gaulle écrit à Loichot en 1966 pour lui dire qu’il a été « fort impressionné » par son ouvrage. Loichot pensait que la seule façon de désaliéner le travail humain et de mettre fin à la lutte des classes était que tous les salariés deviennent des capitalistes en bénéficiant d’une part des profits. Le départ de Charles de Gaulle, en 1969, combiné à l’opposition du patronat et des syndicats ont eu raison des idées de Loichot, ce qui a considérablement freiné le développement des formules de partage de profits.
Des années 1960 à 2018, plusieurs lois sur la participation des travailleurs se sont succédé. Certaines ont mis l’accent sur la participation aux décisions, d’autres sur la participation au capital et aux profits des entreprises. Les deux facettes de la participation ont le plus souvent été traitées séparément jusqu’à la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), actuellement en discussion au Parlement, qui peut réconcilier les deux.
En 2016, les sommes versées au titre du partage des profits (participation, intéressement et abondement dans les plans d’épargne salariale) atteignaient un montant annuel moyen par salarié de 2 369 euros, soit l’équivalent de deux mois de smic, un montant en augmentation constante.
La réduction des écarts de revenus au sein de l’entreprise (il faut dire « revenus », car on ne peut pas comparer seulement les salaires, du fait des avantages en nature, des stock-options, des primes, des parachutes dorés, etc. des hauts dirigeants) reste sans réponse.
En mai 2019, sus la présidence de Nicolas Sarkozy, une loi portant sur le plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (dit loi PACTE) a tenté de réformer la vie des entreprises, tant sur des aspects économiques que sociaux et environnementaux. Le texte propose d’étendre la participation des salariés au capital et aux profits de l’entreprise. Il allège la fiscalité de l’épargne salariale et l’annule pour les petites entreprises de moins de 50 et 250 salariés. Si elle était déjà en vigueur, cette loi permettrait à ces entreprises de verser des primes d’intéressement et de participation avec exonérations de charges dont ne bénéficieront pas les grandes entreprises grâce aux taux différents du forfait social (article 57 : http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl1088.asp) ».
3. La possibilité technique du partage des bénéfices
Une économie sans capital est devenue impossible de nos jours, mais la gestion privée du capital en vue de l'accroissement du profit à ce but est un aspect discutable, voir condamnable. Un infléchissement serait possible grâce au partage des bénéfices. L’économie capitaliste fonctionne selon le cycle Argent → Marchandise → Argent. Le capital passe nécessairement par la forme monnaie pour être mobilisable et être investi dans les entreprises. S’il s’investit, c’est avant tout en vue d’un profit. Réciproquement sans espoir de profit le capital ne s'investira pas. D’où vient ce profit et peut-il être équitablement réparti ?
Le bénéfice est ce qui reste aux entreprises (rentables) lorsqu’elles ont payé ce qu'elles doivent. On qualifie cette somme de profit lorsqu’elle rémunère le capital investi. Le cycle normal de l’économie capitaliste, lorsque tout va bien, est : capital → marchandise → capital + profit. Dans un capitalisme pur, la totalité du profit revient aux actionnaires détenteurs du capital investi dans l’entreprise. En France, une petite redistribution a lieu et environ 90 % reviennent aux actionnaires, le reste étant versé aux salariés au titre de l'intéressement ou d'abondement dans les plans d’épargne salariale.
Il serait techniquement facile au sein du capitalisme tel qu’il est actuellement de modifier la répartition du bénéfice pour en reverser une part plus importante aux salariés. Certes, il ne peut être entièrement redistribué aux salariés, car il faut rémunérer le capital investi (faute de quoi il ne s’investira plus), mais des négociations pourraient avoir lieu afin de décider de la répartition jugée la plus efficace et la plus équitable. Rien que le fait de mettre en œuvre ce type de négociations, quelle qu'en soit l'issue, serait une ouverture sociale donnant le sentiment aux salariés de ne pas être exploités et mis hors du jeu de la gouvernance de l'entreprise.
Ceci est possible sans transformation majeure. Des avancées dans cette direction éviteraient l’opposition de classe et diminueraient la fracture sociale (l'augmentation des inégalités de revenu et de patrimoine). Mais, cette possibilité se heurte à une opposition tenace et constante de ceux qui n’y ont pas intérêt. Cette opposition bloque toute avancée jusqu’à ce qu’une explosion sociale (mai 68, décembre 2018) oblige à lâcher du lest, mais avec peu de résultats sur le long terme.
L'argument contre est massif, c'est la mobilité du capital productif qui, s'il se voit privé d'une partie des bénéfices escomptés, fuira le pays concerné et le privera les entreprises des investissements indispensables ( et donc sera défavorable au travail et à la création de richesses). Cette fuite est la hantise des gouvernants. Les récentes mesures fiscales en France ont pour but de stabiliser ou de faire revenir un capital productif jugé insuffisant pour maintenir la croissance.
Il faut aussi relativiser le propos : les profits représentent en France environ 5% du chiffre d'affaires des entreprises. À côté de la répartition de l'argent, il existe d'autres problèmes tout aussi importants qui sont l'augmentation constante de la productivité, le mauvais management qui néglige l'importance des relations humaines et de la qualité du travail.
4. Le débat en France
La distribution du surplus de valeur produite par les entreprises constitue l’un des ressorts structurants des relations sociales dans une économie utilisant du capital. Si l'on a une juste répartition, on résout une partie du conflit structurel entre les possesseurs du capital (privé ou public) et les travailleurs. La répartition de la valeur entre le capital et le travail, a un effet tant sur l’économie que et sur société. Une bonne répartition, du point de vue économique et une juste répartition du point de vue social, sont les clés de la prospérité des entreprises.
Une distribution de la valeur aux travailleurs est favorable au dynamisme économique, car il crée du pouvoir d’achat qui tire la croissance. Si la répartition est considérée comme injuste, le climat social sera mauvais et l’efficacité en pâtira. Ceci n’est pas toujours observé. L’économie aux USA est florissante alors que la répartition est inéquitable. En effet, un bon rendement du capital va attirer les capitaux indispensables à l’économie. Cet afflux favorise l’innovation et stimule la croissance.
Les économistes ne sont pas d’accord sur la répartition la plus dynamisante. La répartition est une décision de politique économique. Certains veulent favoriser le capital, d’autres le travail, d’autres prônent une réparation équilibrée. Les trois options sont défendables du point de vue économique, mais n’aboutissent pas au même type de société ni au même dynamisme productif.
Voyons maintenant l’aspect social. Dans cette perspective, diverses options sont possibles. Certains défendent une vision inégalitaire et agonistique de la société au titre de la concurrence, du mérite et de la liberté. La vision opposée défend un idéal d’égalité et de justice et de paix sociale. D’autres enfin veulent un équilibre entre les deux. Il revient aux citoyens de faire un choix, ce qui n'est possible que s'ils sont informés de l'enjeu. Intervient aussi la question du pouvoir économique (qui décide ?) que nous laisserons de côté.
Le politique, qui a un pouvoir décisionnaire peut trancher. La loi en cours (2025) peut décider de la répartition. Le choix est politique et il dépend du type de société voulue et de l’éthique correspondante. Sans oublier le jeu des intérêts des uns et des autres, selon leur position sociale, et également de la théorie économique jugée la plus crédible.
Si on définit comme bien une société juste et paisible (qui ne soit pas en conflit permanent), alors on choisira une répartition équilibrée entre capital et travail. Cet équilibre évite le ressentiment créé par un sentiment d’exploitation des travailleurs tout en préservant l’investissement en capitaux. Si on définit comme bien une société injuste et agonistique (justifié par les bienfaits de la compétition ou le darwinisme social ou son intérêt personnel mythe de la survie sélective).
Que dit le projet de loi sur le partage de la valeur ?
« Les partenaires sociaux ont été invités à négocier autour de trois grands objectifs :
1/ la participation au bénéfice pour l’ensemble des salariés versus la rémunération de l’actionnaire.
2/ la participation à la valeur de l’entreprise sur un cycle de trois ans. Sous forme de primes ou l’attribution d’actions gratuites correspondant à 10 à 40 % du capital social selon les cas ».
3/ l’orientation de l’épargne salariale vers les grandes priorités d’intérêt commun.
On peut regretter le manque de mobilisation et d'information du public par rapport à une loi aussi importante. D'évidence ce devrait être l'occasion d'une mobilisation des syndicats et des partis qui se disent favorables aux travailleurs. Cela devrait aussi susciter une mobilisation des syndicats patronaux pour défendre deux options : soit celle d'un bénéfice réservé aux actionnaires, soit une répartition au titre d'une dynamique d'entreprise et d'un climat social positif. Ce n'est pas le cas. Comme si les uns et les autres avaient intérêt à ne pas résoudre source objective de conflit. Deux tendances politiques opposées n'ont pas avantage à résoudre le problème. Ceux pour qui « l'exploitation des travailleurs » constitue le ressort idéologique de recrutement et ceux qui veulent tirer le maximum de profit du capital investi (à court terme).
Le résultat du vote de cette loi au 17 janvier 2025 selon la Direction de l'information légale et administrative (Premier ministre) est el suivant.
À partir de 2025, les employeurs de 11 salariés à 49 salariés doivent mettre en place un dispositif de partage de la valeur s’ils ont réalisé un bénéfice net d'au moins 1 % du chiffre d’affaires pendant 3 années consécutives. Cette expérimentation était annoncée dans la loi du 29 novembre 2023 concernant l'accord interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise. Ce dispositif s'applique aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2025, à titre expérimental pour une durée de 5 ans.
L'employeur peut mettre en place cette prime de partage de la valeur de différentes façons :
en mettant en place un accord d’intéressement ou de participation ;
en abondant un plan d’épargne salariale (PEE, PEI, Perco ou Pereco) ;
en versant une prime de partage de la valeur (PPV).
Le montant de la prime et la répartition entre les salariés sont décidés par l'employeur. Elle peut être identique pour tous ou modulée en fonction de certains critères (rémunération, niveau de classification, ancienneté dans l’entreprise, durée de présence effective pendant l’année écoulée, durée de travail prévue par le contrat de travail). La loi reste très modérée.
Conclusion : un partage des bénéfices
Dans un autre article (capital et capitalisme), nous avons tenté une description schématique du capitalisme et de son évolution contemporaine. Certaines tendances de fond du capital productif, comme sa concentration et son accumulation, sont restées ce qu'elles étaient par le passé, mais au prix d'évolutions importantes dans la gestion. Le capital productif se déplace dans les structures économiques et il va là où le profit est le meilleur. À ce titre, faire valoir une meilleure répartition des bénéfices entre le capital et avec les salariés est difficile.
La partage des bénéfices ne résoudra pas tous les antagonismes sociaux liés à l'économie marchande capitalisée et au fonctionnement des entreprises. Concernant ces dernières, le problème de la participation aux décisions reste entier : participation ou pas des salariés au conseil d’administration.
La compétition internationale des entreprises, mais aussi des États, fait peser une lourde contrainte. Elle conduit à augmenter la productivité, qui peut entrainer un mauvais management qui néglige l'importance des relations humaines et de la qualité du travail, ou à du dumping social.
Finalement, cet article répond de façon modeste et pondérée à la question de départ. Si on vise une amélioration sociale et de la dynamique d'entreprise, c'est un gain important si la répartition des bénéfices est équitable. Mais ce n'est qu'un aspect du problème. La compétition internationale, la rivalité entre États, voire la guerre (larvée ou directe), le style et la qualité du management, la fiscalité font peser des contraintes très fortes sur les entreprises.
Le philosophe, pour rester dans son domaine propre, se doit d’être réservé. Il est de son rôle d’énoncer les enjeux politico-socio-économiques, mais ensuite, il doit laisser aux élus (politique et syndicaux) et aux citoyens le soin de choisir. La philosophie, si elle reste neutre, sera d’autant plus crédible et légitime.
Bibliographie :
— Lettres, notes et carnets Janvier 1964 -Juin 1966. Lettre à Marcel Loichot, le lundi de Pâques 11 avril 1966. Paris, Plon 1987.
Hollandts, Xavier. Aubert, Nicolas. Pouvoir d’achat : et si la solution venait du Sénat ? The conversation. 2018. https://theconversation.com/pouvoir-dachat-et-si-la-solution-venait-du-senat-108950
Encyclopédie en ligne. L'économie. 2018. https://core-econ.org/the-economy/book/fr/
Assemblée nationale. Projet de loi n° 1272 portant transposition de l’accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l’entreprise. 24 mai 2023. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b1272_projet-loi
Partage de la valeur : êtes-vous concerné par la nouvelle obligation mise en place dans certaines entreprises ? 2025. Direction de l'information légale et administrative (Premier ministre). https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A17993