Parution : Castel Jean-Pierre, La mal nommée vérité du christianisme D’emeth à alètheia, Presses universitaires de Louvain, 2025.

Avec son « Je suis le chemin, la vérité et la vie », Jean 14, 6) et « l’Esprit vous fera accéder à la vérité tout entière » (Jean 16, 13), le christianisme se revendique comme la religion de la vérité et de la raison, et proclame son dieu « Dieu de vérité » (Dt 32, 4, Psaume 31,5-6 ; Esaïe 65,16 ; Jérémie 10,10), ce qui est atypique dans l’histoire des religions, qui se préoccupent en effet habituellement de justice, de l’ordre du monde, du respect des dieux, voire de fidélité (en particulier dans le judaïsme), mais la vérité n’y occupe jamais une place centrale, sauf précisément dans le christianisme, et après lui dans l’islam. Rappelons que chez les Grecs (à partir de l’époque classique) la question de la vérité était laissée aux philosophes.

Or la vérité et la raison possèdent deux propriétés, l’unicité et l’universalité, que le christianisme et l’islam revendiquent pour eux-mêmes, et qui fondent leur prosélytisme et leur exclusivisme. S’affirmer comme « la religion de la vérité et de la raison », présenter leur dieu comme le « Dieu de vérité », a ainsi représenté pour ces deux religions un enjeu stratégique. C’est à la suite de la traduction du mot hébreu ‘emeth (dont la signification première est la fiabilité, la solidité, et secondairement seulement la vérité) par le mot grec alètheia, que le mot vérité a été introduit d’abord dans le texte sacré du judaïsme hellénistique (la Septante), puis dans les Évangiles

Or en Grèce, le mot alètheia avait vu son sens évoluer de la période archaïque à la période classique, nous explique Marcel Detienne dans son livre Les maîtres de vérité : durant la période archaïque, la parole d’un « maître de vérité » était considérée comme vraie du fait même qu’elle était énoncée par une autorité reconnue comme telle, c’est-à-dire à laquelle on accordait sa confiance ; mais à partir de Parménide, alètheia désigna une parole tenue pour vraie parce que rationnellement vérifiable : le « tournant parménidien » fit passer de la vérité d’autorité, celles des maîtres de vérité, à la vérité par la raison, fondée sur la preuve rationnelle.

Dans la Septante puis dans les Évangiles, soit plusieurs siècles après le tournant parménidien, la traduction d’emeth par alètheia produisit un glissement de sens de l’hébreu au grec, de « fiabilité » vers « vérité ». De même, le mot hébreu dabar (parole) fut traduit par le mot grec logos, qui signifie parole, mais aussi raison. « Ta parole [logos] est vérité [alètheia] » (Jean 17, 17), résumera Jean. À partir de Justin, les Pères de l’Église s’évertuèrent à développer la « théologie du logos », qui identifia le Christ au logos et présenta le christianisme comme la « vera philosophia », par opposition à la philosophie grecque, païenne, considérée comme trompeuse ou au mieux incomplète. La tradition chrétienne (surtout dans le catholicisme) proclama dès lors « l’union de la foi et de la raison », celle-ci étant toutefois subordonnée à celle-là. De saint Augustin à Benoît XVI, l’Église vit dans cette union, dans cette rencontre entre Athènes et Jérusalem, la main de Dieu. Nombre d’auteurs, chrétiens ou même athées, théologiens et parfois purs scientifiques, vont jusqu’à attribuer au christianisme la paternité de la modernité, voire de la science moderne1.

L’exclusivisme abrahamique reposait sur la figure du « Dieu jaloux » : les idolâtres, c'est-à-dire les adorateurs des autres dieux, interdits, étaient condamnés à la lapidation. Or, jalousie et vérité partagent toutes deux l’exigence d’unicité. Aussi les Pères de l’Église substituèrent-ils au « Dieu jaloux » le « Dieu de vérité », plus présentable aux yeux des Grecs. Les idoles devinrent de « faux dieux », leur adoration ne transgressait plus seulement un interdit religieux, mais désormais la raison, elle n’était plus seulement un péché, mais devenait une « erreur », « l’erreur païenne ». L’Église s’attribua le monopole de la vérité et tout au long de son histoire chercha à l’imposer à l’humanité entière, car comme le dit saint Jean, « L’amour se réjouit de la vérité » (1 Cor 13.6), ce que saint Augustin reformula par « l’Église persécute par amour », et Joseph Ratzinger par : « Le primat du logos et le primat de l'amour se révélèrent comme identiques. » (Vérité du christianisme ?, 1999). Autrement dit, l’unicité et l’universalité de la vérité légitimèrent, ou justifièrent, le recours à la violence contre les hérétiques, les païens, les juifs, les athées, etc.

Issue de la Renaissance, de la Réforme, de la Révolution scientifique, la modernité remit en évidence l’opposition entre vérité d’autorité et vérité par la raison, autrement dit entre la distinction mosaïque (le vrai et les faux dieux) et la distinction parménidienne (le principe de non-contradiction). L’Église y verra une « crise de la vérité ». Seuls quelques catholiques dissidents minoritaires et quelques protestants se méfieront de la raison, cette « putain du Diable » selon Luther, et appelleront à distinguer « la vérité objective » et « la vérité du salut ». À partir du XIXe siècle, Nietzsche, puis Freud, Foucault, les théologiens de la Nouvelle Théologie, Paul Ricoeur et Stephen J. Gould dans le domaine particulier des relations entre science et religion) reconnurent, chacun à leur manière, la pluralité et l’irréductibilité des régimes de vérité. L’Église y dénoncera « la dictature du relativisme ».

Jésus, qui s’adressait en araméen à ses disciples et au peuple, n’a jamais utilisé le mot grec alètheia, mais l’équivalent araméen d’emeth. Or, comme le dit Camus, « mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » Dans les traductions des Évangiles en langue vernaculaire, il serait sans doute plus fidèle, et moins porteur de violence, de traduire l’alètheia de l’Évangile de Jean par sens, sagesse ou chemin de vérité. Mais on peut douter, après deux mille ans d’exaltation du « Dieu de vérité » et de « la religion de la vérité », que les autorités chrétiennes acceptent d’« arracher la foi au registre de la vérité », c’est-à-dire de sacrifier ce qui fonde leur prétention à la catholicité.

Concluons par cette réponse de l’évêque de Yokohama à la question du faible développement du christianisme au Japon :

« Jésus a dit, “Je suis le chemin, la vérité et la vie.” La plupart des spiritualités asiatiques sont des spiritualités du chemin. Comment devenir plus profond, comment prier, comment se concentrer, comment garder son équilibre. Le yoga est un chemin. Le zen est un chemin de concentration. Le judo est le chemin des faibles, utilisant la force des forts. Le tao est un chemin. Donc, la plupart des spiritualités et des religions de l’Asie sont des chemins. Mais, poursuivait-il, la plupart des missionnaires occidentaux sont venus en parlant de la vérité. C’est ainsi que nous ne nous sommes jamais rencontrés. Et peut-être est-ce là une des raisons pour lesquelles le Japon n’est pas devenu très chrétien. »

1 Cf. à ce sujet Jean-Pierre Castel et Jean-Claude Simard, La mathématisation du temps : de la science hellénistique à la science moderne, Presses universitaires de Laval et Vrin, 2024.

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