Médecine et psychosomatique

 

En se référant au concept de pulsion pour questionner les rapports entre la vie psychique et la vie somatique, la psychosomatique constitue une « nouvelle orientation d’esprit », en rupture avec la conception médicale classique. Elle rencontre des résistances, d’ordre narcissique et historique. Une réflexion épistémologique est un préalable pour établir un dialogue entre la pensée médicale et la pensée psychosomatique, chacune apportant dans son champ théorique spécifique son éclairage sur les processus de somatisation.

By referring to the concept of drive to question the relationships between psychic life and somatic life, psychosomatics constitutes a "new orientation of mind", breaking with the classical medical conception. It encounters resistance, of a narcissistic and historical nature. An epistemological reflection is a prerequisite for establishing a dialogue between medical thought and psychosomatic thought, each bringing in its specific theoretical field its insight into the processes of somatization.

Pour citer cet article :

Delourmel Christian. Médecine et psychosomatique. Philosophie, science et société. 2025. https://philosciences.com/medecine-psychosomatique 

Plan :


Introduction : la psychosomatique, une nouvelle orientation d'esprit
1. Pulsion, étayage et émergence
2. Obstacles à une nouvelle « orientation d’esprit » en médecine
3. Une réflexion épistémologique et historique sur la médecine
Conclusion : un naturalisme et un progressisme périmés


Texte intégral :                                                    

 « il est impossible de penser librement sans s’échapper de la cage épistémique qui nous enserre à un moment donné de l’histoire des idées ». (Patrick Juignet)

Introduction : la psychosomatique, une nouvelle orientation d'esprit

Si la pensée en psychosomatique est liée historiquement à la pensée médicale, elle constitue cependant une « nouvelle orientation d’esprit  en médecine » (Pierre Marty, Christian David, Michel de  M’Uzan, 1963, p. 1). Cela vient d’une part, comme les fondateurs de l'École Psychosomatique de Paris en faisaient  eux-mêmes la remarque, du fait de son appartenance à la tradition hippocratique (dont s’est radicalement éloignée la médecine contemporaine comme nous le verrons plus loin), mais aussi du fait de sa référence à la pensée psychanalytique, avec dans son corpus théorique, dont « l’introduction révolutionnaire du concept de l’Inconscient […], sa saisie au niveau du somatique pur étant impliquée par le génie de la découverte du ça, en tant qu’instance enracinée dans le biologique » (ibid., p. 1).

Les rapports entre la vie psychique et la vie somatique que vise à théoriser la Psychosomatique ont été l’objet de questionnements récurrents par les philosophes et les médecins depuis la nuit des temps. Il y a quelques années, Claude Smadja en a analysé les multiples conceptions avancées depuis l’Antiquité jusqu’aux portes du XXᵉ siècle. (2008, p. 5-42). Smadja mène son argumentation en dégageant pour chaque modèle les « opérateurs de pensée », qui articulent les différents éléments des paradigmes [1] spécifiques encadrant la sélection des faits concernant les rapports du corps et de l’esprit, et leur interprétation. Comme il le montre, chaque modèle a sa cohérence mais aussi ses limites, l’accès à un nouveau modèle étant introduit en réaction aux apories engendrées par le précédent. Un exemple en médecine : la maladie coronarienne, dont la théorie athéromateuse, mécaniciste, fut l’opérateur de pensée quasi exclusif pendant la première moitié du XXᵉ siècle. (Delourmel, 2024, p. 11-47).

Dans les années 1970, un  nouvel opérateur de pensée : la théorie dynamique du spasme vasculaire permit de réorganiser la compréhension générale de la maladie coronarienne, et plus largement de la maladie vasculaire. Ce nouvel opérateur de pensée, qui n’excluait évidemment pas la pertinence de la théorie athéromateuse, mais la relativisait, permettait de considérer des faits exclus jusque-là parce que non pertinents au regard de la cohérence de la théorie athéromateuse. Cela en donnant toute son importance à la vie psychoaffective dans le déterminisme de la maladie coronarienne et de ses complications, ce qui a des incidences considérables sur le plan thérapeutique du fait de l’importance accordée à la relation médecin-malade.

1. Pulsion, étayage et émergence

Dans ce vaste champ des modèles philosophiques et médicaux élaborés pour penser les rapports entre la vie psychique et la  vie somatique, le concept psychanalytique de pulsion va constituer un nouvel opérateur de pensée. La référence à ce concept  permet en effet de ressaisir et de réorganiser fondamentalement la compréhension générale de ces rapports en considérant des faits exclus jusque-là parce que non pertinents au regard de la cohérence propre des référentiels conceptuels antérieurs, comme le montre la théorie  freudienne  de l’étayage, versus 1905.

Au concept de pulsion répond en effet en psychanalyse la  théorie de l’étayage par laquelle Freud postule l’émergence (je souligne ce terme) de la pulsion sexuelle à partir d’une fonction non sexuelle, vitale, une fonction corporelle essentielle à la vie, comme il le dit, c’est-à-dire à partir de l’instinct, si l’on entend par ce terme ce qui vectorise cette fonction dans le champ somatique. Jean Laplanche, qui a donné beaucoup d’ampleur dans ses travaux à cette notion d’étayage (1970, 1980, 1993), en distingue deux interprétations : une « interprétation pauvre qui suppose une sorte de parallélisme génétique où il y aurait peu d’interventions d’un des processus sur l’autre » (Laplanche, 1993, p. 48).

Cette  interprétation s’inscrit dans le cadre des rapports psyché-soma conçus du point de vue de la causalité linéaire. L’autre interprétation « qui sauve l’étayage en y voyant une sorte d’émergence » (ibid., p. 51), permet de conceptualiser ces rapports à la lumière des nouvelles causalités induites par ce concept d’émergence et de son articulation avec les notions d’auto-organisation, de rétro-action, de récursion organisationnelle [2]. C’est bien en effet un processus d’émergence avec ses effets de récursion organisationnelle qu’on peut identifier dans cette notion freudienne d’étayage. Ce que décrit Freud  est un processus de transformation où l’on retrouve les principales caractéristiques de l’émergence (Delourmel, 2024, p. 81-87). Prenons le cas de l’oralité qui en est l’archétype.

D’abord, un état de déséquilibre, d’instabilité, lié à la prématurité de la fonction organique (ce qui est la condition pour qu’un processus d’émergence se réalise) ; ensuite un apport d’énergie venant de l’extérieur, lié dans cette conjoncture des soins nourriciers à l’investissement libidinal venant de l’objet primordial ; puis l’apparition d’une structure nouvelle (psychique), dont l’organisation implique un changement de nature de la force en jeu (le pulsionnel est d’une autre nature que l’instinct dont il émerge).

Il se produit un changement de niveau : le passage de l’ordre du somatique à l’ordre psychique et un changement d’objet : l’objet psychique fantasmatique « sein » émerge de l’objet réel. Il y a également un changement de but : le suçotement-activité autoérotique émerge d’une activité instinctuelle (la succion). Le fantasme d’incorporation émerge de l’ingestion du lait et porte la marque des traces de cette activité physiologique tout en s’en démarquant radicalement. Enfin, le plaisir psychique d’organe émerge de l’activation de la fonction somatique. Finalement, la pulsion sexuelle et le désir émergent de l’excitation somatique.

Cette émergence s’accomplit par des mouvements transformationnels qui s’opèrent via des processus de récursion organisationnelle et de rétro-action entre ces ordres du soma et du psychique. Cette théorie de l’étayage, avec l’introduction du concept de pulsion, différenciée de l'instinct, introduit ainsi, par sa référence à l’émergence, une nouvelle façon de penser les rapports de continuité/discontinuité entre l’ordre du psychisme et l’ordre du somatique, en remplaçant les anciennes problématiques de l’âme et du corps par cette nouvelle problématique- celle des rapports entre l’autoconservation et la sexualité.

Comme le dit Laplanche, « la ligne de l’étayage vient remplacer de façon avantageuse la ligne d’interaction entre l’âme et le corps » (1980, p. 36-37), cette notion étant conçue comme une modalité de l’émergence permettant de « concevoir entre l’autoconservation et la sexualité des liens à double sens, avec reprojection de la sexualité sur l’autoconservation ». (ibid., p. 37). Une reprojection, ou plus précisément des effets d’émergence synchronique ascendante et descendante, de rétro-action, de récursion organisationnelle entre le fonctionnement sexuel et le fonctionnement auto-conservatif, « l'un et l’autre pouvant être également aussi bien psychiques que somatiques » (ibid., p. 37). Si l’on suit André Green, la notion d’étayage pourrait aussi rendre compte de l’émergence de la pulsion de destruction dans la vie psychique à partir de processus somatiques :

De la même manière que la psycho sexualité s’étaye sur la sexualité biologique et la complexifie, la pulsion de mort à son tour s’étayerait sur la mort cellulaire (apoptose) et la soumettrait à une complexité correspondante en lui donnant le visage des aspects psychiques décrits sous son nom (Green, 2000, p. 325). Dans ce fil, on pourrait considérer la pulsion de vie et la pulsion de destruction comme des produits d’émergence, au niveau psychique, d’un principe de désorganisation/réorganisation (Delourmel, 2024, p. 166-185).

Cette référence à la notion d’émergence pour rendre compte des rapports entre le psychisme et le somatique implique donc une conception circulaire de la causalité, ce qui constitue une rupture avec la pensée médicale classique, qui, elle, réfère à une causalité linéaire. Elle constitue également une rupture avec les positions neuroscientifiques de la médecine psycho-somatique (avec trait d’union) nord-américaine (Alexander, Dunbar, etc.) dont les travaux sont sous-tendus par les mêmes paradigmes que ceux de la médecine contemporaine : le dualisme psyché-soma et ses corollaires, les notions d’organogénèse et de psychogénèse et le principe de causalité linéaire auquel répondent ces notions. Comme le remarque Patrick Juignet, cette « conception dualiste est largement partagée en Occident, et constitue une  sorte de socle culturel sur lequel se pense le reste. Les coupures entre sujet et objet, esprit et matière, homme et nature, pensée et corps, culture et nature sont omniprésentes dans la modernité ».

Ces nouvelles causalités, circulaires, introduites par la notion scientifique d’émergence permettent de penser l’unité de la vie psychosomatique en respectant le paradoxe de la continuité-discontinuité entre la vie psychique et la vie somatique, c’est-à-dire de le faire en respectant l’hétérogénéité de ces ordres du vivant. (Delourmel, 2024, p. 32-33).

2. Obstacles à une nouvelle « orientation d’esprit » en médecine

2.1 Des résistances narcissiques au penser psychosomatique

Ces paradigmes qui encadrent cette « nouvelle orientation de pensée » en médecine remettent également en cause la prépondérance du regard, du visuel, dans l’approche médicale du malade et de la maladie, dont Claude Smadja soulignait récemment « le rôle éminent et primordial, le regard porté sur le corps et les symptômes qui l’habitent devenant l’outil principal de l’analyse clinique ».(conférence non publiée). Mais ce regard, censé libérer le chercheur de ses projections subjectives, et qui se veut objectif, enferme le processus de connaissance dans les limites d’un positivisme réducteur, comme le notait François Jacob : « nulle part peut-être dans le monde vivant n’a-t-il été aussi difficile à l’esprit humain de réduire les êtres aux limites que leur assigne le regard » (ibid.). Et  plus largement l’appareil perceptif externe qui nous fournit les informations nécessaires pour construire un objet dont la forme est déterminée par les organes des sens et leur spécificité : la vue certes, mais aussi l'ouïe, le tact, etc.

Dès 1900, Freud notait les limites de l’appareil perceptif dans la connaissance de l'inconscient, dont « la nature intime nous est aussi inconnue que la réalité du monde extérieur, et que la conscience (c’est-à-dire la pensée secondaire qui s’appuie sur les informations fournies par l’appareil perceptif) nous renseigne sur lui d’une manière aussi incomplète que nos organes des sens sur le monde extérieur » (Freud, 1900, 1976, p. 520). Revenant en 1915 sur cette question épistémologique, il ajoutait :

« de même que Kant nous a averti de ne pas oublier que notre perception a des conditions subjectives et de ne pas la tenir pour identique avec le perçu inconnaissable, de même la psychanalyse nous engage à ne pas mettre la perception du Conscient à la place du processus psychique inconscient qui est son objet. Tout comme le physique, le psychique n’est pas en réalité tel qu’il nous apparaît ». (Freud, 1915,1968). 

Il reviendra encore une fois à la fin de son œuvre sur cette question, en insistant de nouveau sur cette limitation de la connaissance liée au fait qu’elle passe par le filtre déformateur de nos organes des sens, et en insistant sur le caractère toujours médiatisé dans le processus de connaissance  que  constitue  la pensée théorique qui résulte de l’activité des  processus secondaires du préconscient 

« Le bénéfice qu’apporte le travail scientifique par rapport à nos perceptions sensorielles primaires, est la découverte de connexions et d’interdépendances présentes dans le monde extérieur et qui peuvent, de façon plus ou moins fidèle, se reproduire ou se refléter dans le monde intérieur de notre pensée » ( Freud, 1938, 1975, p. 71).

Les informations fournies par les perceptions sensorielles primaires dont parle Freud, qui sont au fondement de l’appareil de perception, sont déjà une construction du réel. Du fait de ce filtre déformateur par lequel se construisent les qualités formelles de l’objet de connaissance, l’objet qui émerge de ce travail de construction n’est ainsi qu’un reflet déformé du réel, et cette déformation se poursuit à toutes les autres étapes de la connaissance- le cerveau, le psychisme.

Cette remise en cause du visuel et plus largement de l’appareil perceptif dans la construction de l’objet de la connaissance concerne aussi  le chercheur confronté au problème psychosomatique. (Marty, 1952). En effet, la Psychosomatique  (avec une  majuscule) « traite de fonctions invisibles, inschématisables,  elle n’a pas d’objet spatialement définie (Marty, 1952, 1993, p. 153). Comme Marty  l’argumente tout le long de son texte, « c’est au moment précis de l’effacement de l’objet, de la fusion des formes, et des niveaux en un mouvement qui joint le physiologique au social à travers le psychique que se situe la psychosomatique ». (ibid. p. 61). La visée de la Psychosomatique est donc d’appréhender et de conceptualiser un  dynamisme perpétuellement mouvant qui associe entre elles toutes les fonctions de l’humain,  ce qui heurte notre besoin de schématisatisation dans la manipulation des concepts, besoin dans lequel le visuel joue un rôle prépondérant.

Cette difficulté, qui serait selon cet auteur  une des sources de la non-acceptation de la réalité, s’intensifierait à mesure que s’éloigne la possibilité d’une représentation graphique de l’objet… dont la mise en forme repose essentiellement sur la fonction visuelle. Après avoir évoqué les « tendances imperturbables de l’homme à schématiser sous une forme graphique, c’est-à-dire visuelle… à donner une forme aux objets même lorsqu’il est évident qu’ils n’en ont pas, (tendance) qui se retrouve tout au long de l’évolution des sciences », (ibid, p. 155), Marty conclut en disant que le besoin d’une  représentation spatiale, schématique, de la réalité, est une voie par laquelle notre « névrose narcissique » (ibid., p. 152) s’introduit dans nos recherches. Des difficultés du penser qui  se renforcent quand la  représentation graphique des faits n’est plus possible, témoignant de  notre « incapacité foncière de nous détacher d’un certain nombre de formes » (Ibid., p. 151-152), en particulier celles que donnent l’appareil visuel mais aussi  plus largement l’appareil perceptif.

Ces difficultés seraient inductrices  de résistances narcissiques du penser qui seraient en cause dans « l’irréductibilité profonde de certaines de nos façons de voir, de notre rétractation immédiate devant l’inconnu » (ibid., p. 152). On retrouve, poursuit Marty,  le même problème en psychanalyse dans le passage de la première à la deuxième topique du fait de « la tendance de la psychanalyse à réduire à des formes des ensembles perpétuellement en mouvement, et ainsi d’être dupes du formalisme des références topiques » (ibid., p. 156). Cette remarque rencontre les remarques de Green selon lesquelles  le passage de la  première à la deuxième topique constitue une « coupure épistémologique », ce qui  a conduit cet auteur à repenser les rapports entre les cas limites, les structures narcissiques les névroses classiques, à la lumière de ses notions de fonction objectalisante et désobjectalisante) et de travail du négatif. Notions qui lui semblent constituer des concepts susceptibles de « surmonter les clivages établis entre névroses, psychoses, non-névroses, psychosomatiques ou autres, et constituer un facteur unificateur qui permet une meilleure évaluation du fonctionnement psychique ». Cet opérateur de pensée que constitue le travail du négatif conduira Green à avancer des  notions comme celles de lignée subjectale et de lignée objectale dont je souligne  la résonance avec le dynamisme perpétuellement mouvant dont parle Marty.

Nous proposons une gamme de notions qui s’enracine dans les états du corps et se ramifie dans le déploiement de la pensée. On comprend alors la référence à une gamme d'états, soit encore à un spectre ou à un éventail, qui permet de faire jouer tel ou tel aspect sans prétendre à une unification… Si nous nous tournons vers un patient psychosomatique, nous voyons qu’il faut prendre en considération un facteur situé au niveau de la sphère pulsionnelle et affective, qui n’a pas pu s’organiser à ce niveau et qui a ébranlé les fondements de la psyché (Green, 2002, p. 158).

Pour rendre compte de ce dynamisme pulsionnel perpétuellement mouvant, Green recourt à titre métaphorique à  la notion de gradient en météorologie, dont il rappelle la caractéristique ( la  variation de pression atmosphérique entre un point donné et le centre le plus proche de cyclones et d’anticyclones, régis par une relation d’opposition). Cette théorie des gradients, qu'il considère comme « une ouverture pour un renouvellement de la théorie », est une théorie qui « se soucie moins de décrire des entités singulières que de tendre à réinsérer ces unités à l’intérieur d’un spectre dynamique ou selon une gamme d’états en transformation potentielle permanente sous l’effet des cyclones et d’anticyclones des groupes caractérisés par les pulsions de destruction et l’Eros (ibid., p. 168).

C’est ce même dynamisme perpétuellement mouvant qui a été théorisé dans les notions de principe de désorganisation-réorganisation permanente, avancées  par Henri Atlan (1972, 1979) et Edgar Morin (1973, 1977) pour rendre compte de l’antagonisme de la vie et de la mort dans le champ de la vie biologique. C’est ce dynamisme qui serait en jeu dans l’instabilité foncière qui caractérise le monde  vivant dans ses modes d’expression les plus profondes, celui-ci  « se détruisant et se construisant en permanence à tous les niveaux de ses structures : le génome, les membranes, les cellules. L’ADN étant lui-même très instable » (Proschiantz, 2003)

2.2 Des résistances historiques

Trois traditions scientifiques dans la médecine occidentale

Les résistances narcissiques que je viens d’évoquer se réfractent avec des résistances de nature historique, induites par le changement induit par cette nouvelle orientation d’esprit de la Psychosomatique à l’égard des opérateurs de pensée qui encadrent la médecine contemporaine. On ne peut pas en prendre la mesure sans connaitre les caractéristiques  du courant  médical - celui de la médecine expérimentale,  qui s’est amorcé  au début du XIXᵉ siècle en France sous l’impulsion de François Magendie et de son École, et dont la pensée médicale contemporaine est l’héritière. Comme le montre de façon très argumentée Charles Lichthenthaeler dans un livre intitulé Histoire de la Médecine, ce courant avait rejeté radicalement la tradition hippocratique et le courant vitaliste soutenu par Bichat, pour développer une médecine reposant sur les principes des sciences naturelles dont elle s’inspire.

Dans ce livre paru en 1977, et qui a fait date, cet auteur, médecin, historien et philosophe, grand connaisseur d’Hippocrate, et qui a enseigné dans les années 50-70 l’histoire de la médecine aux Facultés de médecine de Hambourg et de Lausanne, mène une étude remarquable des opérateurs de pensée qui encadrent les différentes formes prises par la médecine, et cela depuis la Préhistoire. Avant de résumer les grandes lignes de son argumentation, je vais évoquer quelques points de sa méthodologie d’historien qui permettent de mesurer son originalité et sa rigueur scientifique. Après avoir noté que très tôt dans son œuvre d’historien et après des années de réflexion, il avait fini par identifier  que « la médecine  hippocratique  se fondaient sur un autre mode de pensée que la médecine expérimentale moderne », mais en précisant que, malgré ces oppositions, pensée hippocratique et pensée expérimentale ne s’excluaient pas mais se complétaient  aussi bien dans la recherche que dans la clinique.

On pourrait dire la même chose à propos de la pensée médicale contemporaine et de la pensée psychosomatique : elles ne s’excluent pas. Elles sont complémentaires aussi bien dans la recherche que dans la clinique et la thérapeutique. D’autre part, sur le plan de sa méthodologie, cet auteur souligne l’importance des historiens et des historiens de l’art qui  lui ont appris à penser par grands ensembles et par image, pour déceler et suivre le processus historique dans ses incessantes formations et transformations spontanées. Comme il le précise, pour lui « les évènements isolés ne sont pas l’histoire, celle-ci ne commence qu’au moment où le chaos de l’actualité se cristallise en formes organisées qui peuvent se reproduire au cours de siècles ».

Le chercheur, dit-il, doit donc être à la fois fourmi et aigle : effectuer un travail patient de roulier pour rechercher et critiquer les sources, puis d’un coup d’aile se changer en visionnaire pour se familiariser avec les grandes tendances qui marquent le cours de l’histoire. Ces tendances sont soumises à l’influence de facteurs qui dépassent non seulement leur temps, mais le temps, car « le passé revit en nous, il nous dépasse, il nous aide à comprendre notre présent et à l’inverse le présent nous enseigne à déceler dans le passé de nombreux éléments restés jusque-là inconnus ». Je souligne les résonances de ces remarques avec la pensée psychanalytique et avec la théorie des gradients de Green.

Selon Lichthenthaeler, on reconnait trois traditions scientifiques dans la médecine occidentale. Une tradition hypocratico-galénique (dont les origines remontent au Vᵉ siècle avant JC), une tradition hospitalière et une tradition expérimentale, ces deux dernières voyant le jour en Occident au début du XIXᵉ siècle. Cette médecine occidentale elle-même est la troisième et dernière phase (actuellement) de l’histoire médicale. La première phase est représentée par des millénaires de médecine primitive, celle de la Préhistoire. De 3000 à 1000 avant JC, alors que s’organisent les grands empires orientaux (Égypte ancienne, Mésopotamie, Grèce archaïque), naît une nouvelle forme de médecine, la médecine archaïque. Malgré le grand intérêt de ses développements. sur les opérateurs de pensée qui sous-tendent ces deux formes de médecine et dont on retrouve des traces dans des disciplines qui ont la prétention de se poser en  alternative et non en complémentarité de la médecine contemporaine (acupuncture, homéopathie, naturopathie, etc.), je passe directement à la troisième grande phase, celle de la médecine occidentale et de ses trois traditions en résumant l’argumentation de Lichthenthaeler.

La tradition hippocratico-galénique. 

La médecine hippocratique naît au Vᵉ siècle avant J.-C., sous l’impulsion d’Hippocrate qui fonde l’école de Cos et qui donne le jour à la première vraie théorie médicale scientifique de l’histoire de l’humanité. En effet, non seulement il consigne par écrit ses observations cliniques et met au jour des relations causales empiriques (comme pendant la période archaïque), mais à l’inverse de cette médecine archaïque, il cherche à en tirer une doctrine médicale. Après avoir réuni des observations et posé un pronostic et une thérapeutique, il définit les principes positifs d’une validité générale et les intègre dans de véritables ensembles dogmatiques. Par exemple en nosologie : pour représenter distinctement chaque maladie, un terme technique est créé. À chacune d'elles correspond un tableau typique et une évolution typique. Les anomalies sont reconnues et consignées par écrit, et cela toujours en accord avec la réalité clinique.

Sa méthodologie est celle du raisonnement analogique, que Lichthenthaeler définit comme  une méthode de démonstration synthétique qui met en présence des entités et considère toujours les phénomènes dans leur totalité. Cette méthode de démonstration scientifique, toute orientée vers la synthèse (à l’inverse de la méthode expérimentale orientée vers l’analyse), est une méthode déductive, qui va de l’inconnu au connu. Hippocrate cherche dans la nature, la société, etc., des points de comparaison avec les processus morbides inexpliqués qui sont à  la base de son questionnement : « La nature du microcosme-homme, avec ses processus physiologiques et pathologiques, se déduit de processus comparables dans le macrocosme ». Pour Hippocrate, précise l’auteur, les analogies (notions de crises, de coctions, etc.) ne sont pas des métaphores mais « une façon d’appréhender le processus morbide comme un tout et de lui attribuer un sens ».

Cette médecine va s’imposer en Occident jusqu’aux portes du XIXᵉ siècle. Son dernier représentant serait Bichat (1771-1802), chirurgien et anatomiste dans sa pratique, mais aussi vitaliste dans ses conceptions. Pour Bichat, les lois immuables de la physique ne peuvent pas s'appliquer à la matière vivante, car la vie est du domaine du fluctuant. Bichat définissait la santé comme l’ensemble des forces, les propriétés vitales qui résistent à la mort.  On pense à la notion d’instabilité du vivant soutenue par Alain Proschiantz que j’ai évoquée plus haut.

La tradition hospitalière

La médecine hospitalière, de tradition anatomo-pathologique, se développe pendant les premières décennies du XIXᵉ siècle. Elle a pour fondement l’anatomie pathologique et la sémiologie. Ses objectifs sont de décrire (morphologie), de recueillir (sémiologie), et de classer (nosologie). Des cliniciens relèvent au lit du malade des signes cliniques et surtout à cette époque des signes physiques. D’autres, ou les mêmes, pratiquent des autopsies et apprennent à distinguer et à décrire les lésions (importance du visuel). Le but est d’établir des corrélations entre des lésions anatomiques repérées dans les autopsies et des signes cliniques relevés au lit du malade. Orientés uniquement vers le diagnostic, ces médecins hospitaliers ne s’intéressaient pas à l’étiologie ni à la pathogénie. C'étaient, selon Lichntenthaeler, des empiriques, qui se contentaient de décrire ce qu’ils voyaient, sentaient, entendaient, sans chercher à expliquer. Ce courant hospitalier, renforcé par l’arrivée après 1830 de microscopes fiables qui vont permettre une anatomo-pathologie microscopique,  de la thermométrie et de divers procédés endoscopiques,  va dominer le courant hospitalier tout le XIXᵉ siècle et le début du XXᵉ. (jusqu’en 1914). La nouvelle pathologie édifiée sur des bases morphologiques est une somme d’observations et de connaissances empiriques. C’est en face de ce vide étiologique et pathogénique que la méthode statistique qui se développe alors prend toute son importance historique. Elle n’explique rien, mais elle peut attester numériquement les relations de concomitance, et non de causalité, entre certains phénomènes. Cependant, il est assez fréquent dans le monde médical actuel que des relations de causalité soient inférées par les concomitances relevées par les statistiques.

La tradition expérimentale

Le courant expérimental, qui nait au début du XIXᵉ siècle, en réaction aux systèmes de l’époque (vitalisme, sensualisme, néohippocratisme, etc.), constitue une révolution dans la pensée médicale et a posé les assises de la médecine contemporaine. En France, le représentant principal de ce courant est François Magendie (1783-1855), élève de Bichat et maître de Claude Bernard (1813-1878), ce dernier ayant pris ses distances vis-à-vis du radicalisme de son maitre. En Allemagne, les représentants de ce courant sont Emil du Bois-Reymond (1818-1896), Hermann Von Helmholtz (1821-1894), Ernst Wilhem Brücke (1819-1892) - ces deux derniers étant les maitres du jeune Freud, et Carl Ludwig. Dès 1810, Magendie part en guerre contre le vitalisme de son maître Bichat et contre le courant hospitalier. Il reproche à ce dernier de rester à la surface des phénomènes avec leurs descriptions cliniques interminables, et de négliger les mécanismes des troubles et les causes, c’est-à-dire la pathogénie et l’étiologie. L’esprit hippocratique de synthèse est totalement abandonné.

D’autre part, c’est sur les bases d’une définition de la maladie comme une physiologie pathologique dont les lois sont celles de la physique et de la chimie que Magendie et son École vont promouvoir cette nouvelle médecine. Pour Magendie, les lois qui sont applicables à la matière inanimée sont également applicables à l’organisme humain. Comme Helmholtz et Brücke en Allemagne, dont le « serment solennel visait à établir partout cette vérité, à savoir qu’aucune autre force que les forces physico-chimiques ne sont en action dans l’organisme », Magendie et son École avaient eux aussi pour visée explicite de ramener tous les niveaux du vivant au physico-chimique, et cela en excluant toute réflexion,  « c’est bon pour les philosophes, les faiseurs de systèmes ». Lichthenthaeler rapporte cette injonction que Magendie faisait sans cesse à ses assistants : des faits, toujours des fait, encore des faits, pas de réflexions interminables, des expériences.

Cette révolution expérimentale dans la médecine va fonder la médecine moderne qui va se développer sur des bases entièrement renouvelées, et cela pour l’essentiel entre 1810 et 1840. Après une longue période de développement parallèle et conflictuel entre le courant hospitalier avec ses visées exclusivement nosologiques et sémiologiques et le courant expérimental avec ses visées étiologiques et pathogéniques, une intrication entre ces deux courants va finalement s’opérer. Lichthenthaeler décrit trois grandes étapes de cette intrication sur laquelle repose entièrement l’édifice de la médecine occidentale contemporaine.
- Première étape : les examens de laboratoire vont venir, après 1870, s’ajouter à l’examen clinique et à l’anamnèse, ce qui introduisait dans la médecine hospitalière une nouvelle discipline : la chimie clinique.
- Deuxième étape : introduction de la physiologie pathologique qui ouvre l’ère de la pathogénie. 
- Troisième étape, celle de la bactériologie et de l'étiologie.

Cette dernière étape est une étape majeure qui va révolutionner après 1860 la pensée et l’exercice de la médecine. Les conséquences de cette dernière étape sont en effet immenses. Sur le plan de la pratique médicale, l’ère bactériologique ouvre sur une ère thérapeutique qui elle-même ouvre sur une ère étiologique. En effet, à la thérapeutique symptomatique traditionnelle vient s’adjoindre quand c’est possible une thérapeutique étiologique. Sur le plan théorique, le fait que les maladies infectieuses ne relèvent plus de la génération spontanée, mais qu’elles sont dues à des germes identifiables comme causes de la maladie, favorise l’évolution de la nosologie en permettant la spécification d’entités morbides bien définies. La médecine hospitalière, dont la nosologie a bénéficié des apports de la bactériologie va de ce fait se soucier des causes des maladies, et va étendre ce modèle étiologique linéaire à l’ensemble de la pathologie.

La médecine moderne reposerait, comme les sciences naturelles dont elle s’inspire, sur une idéologie dans le droit fil de « l’arrière-plan philosophique de la physiologie de Magendie », qui s’inscrit dans le cadre de pensée de la science classique dont le principe ontologique fondamental est le substantialisme matérialiste (le physicalisme), et la méthodologie, le réductionnisme. Et, plus précisément, dans la conception mécaniciste de l’Homme des iatrophysiciens du XVIᵉ siècle, disciples de Descartes. C’est ce mécanicisme qui avait été défendu dans un ouvrage- intitulé L’Homme-Machine par l’un des  représentants de ce courant de pensée, l’encyclopédiste français Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751),  pour qui « les lois de la mécanique sont applicables aux êtres vivants ». On retrouve un écho saisissant du livre de La Mettrie dans L’Homme neuronal de Jean-Pierre Changeux (1983), dont l’ambition est de proposer un modèle permettant d’expliquer intégralement les conduites humaines au seul niveau biologique.

Comme le dit Lichtenthaeler, ces hommes de laboratoire et cliniciens n’ont pas seulement observé et expérimenté pour découvrir des faits et des relations causales nouvelles, ils ont posé les fondements d’une philosophie bien déterminée. En prenant comme modèles de référence les sciences naturelles pour édifier une médecine qui se voulait scientifique, Magendie et ses collaborateurs ont proscrit toute réflexion assimilée par eux à la philosophie, voire à la mystique. Si la médecine moderne, par la rigueur de sa méthode, a permis de mettre en lumière toujours plus de faits et une objectivité toujours plus grande dans leur formulation, c’est au niveau de leur interprétation, c’est-à-dire dans la façon de les relier les uns aux autres, de les organiser dans des ensembles, que se fait jour leur idéologie. Les médecins sont encore sous l’influence dominante de ce naturalisme médical qui agit en tant que cadre et arrière-plan (idées-forces) de la pensée médicale. Toujours selon cet historien, la médecine contemporaine est  l’hypertrophie d’un unique courant, celui du naturalisme médical, qui se manifeste par un apport incessant de nouveaux faits, de relations causales, de lois naturelles.

À la lecture de son livre, il est clair que ce ne sont pas les acquis, irréversibles, de ce courant médical expérimental que cet historien critique, mais la prétention de ce courant de vouloir tout expliquer de son seul point de vue. Ce qu’il dénonce, c’est la tyrannie que ce courant exerce sur la pensée médicale actuelle, et ce serait dans la faillite de l’idéologie qui la sous-tend que se situeraient l’une des  racines de la  crise qui s’exprime dans tous les domaines médicaux par le gigantisme et la fragmentation. Ces critiques, qui datent de 1977, rejoignent celles portées plus récemment par l’immunologue Gabriel Gachelin sur la littérature scientifique de son domaine. Selon Gachelin, ces textes seraient caractérisés par l’évacuation de la participation subjective de l’auteur. Il parle de  langue de bois, de gommage de la dimension créatrice, d'asservissement à la production des faits (cf. Magendie). Toujours selon Gachelin, ce type de discours constituerait  une « véritable machine de guerre » contre la psychanalyse (ce n’est pas un psychanalyste qui le dit mais un biologiste réputé),  et  serait à l’origine des difficultés des échanges entre scientifiques et psychanalystes. (Gachelin, 1993).

3. Une réflexion épistémologique et historique sur la médecine

Une réflexion épistémologique et historique est un préalable aux échanges entre pensée médicale et pensée psychosomatique. Selon Lichtenhaeler, ce serait en réaction à la tendance morcelante dans la pensée médicale induite par  l’hypertrophie du naturalisme médical que répondraient les courants actuels d’une approche synthétique du malade : médecine globale, médecine de la personne, néohippocratique… et la psychosomatique (il utilise ce terme sans plus de précision). Il insiste à plusieurs reprises pour dire que son analyse critique du courant expérimental ne vise pas la pertinence de ce courant ni ses acquis, qui sont irréductibles, tant sur le plan diagnostique que thérapeutique, mais la prétention de ce courant de vouloir tout expliquer de son seul point de vue. Sa critique rencontre la position épistémologique de ceux qui défendent l’interdisciplinarité selon laquelle il  existe plusieurs lectures des processus de somatisation, médicale, biologique, sociologique, psychanalytique, chacune de ces lectures, dans le champ où elle s’effectue, apporte un éclairage partiel, complémentaire des autres, et engendre une approche thérapeutique spécifique qui est complémentaire des autres.

En tout état de cause, ces considérations ouvrent sur des questions épistémologiques fort complexes qui sont traitées de façon claire et approfondie par Patrick Juignet dans deux livres récents. Il y mène une étude critique très argumentée sur les apories du dualisme en montrant en particulier les liens entre l’ontologie matérialiste, substantialiste, et son « hypothèse de la matière comme substance fondatrice, cette substance étant  conçue comme le constituant unique homogène et perdurant du réel, se manifestant factuellement dans l’ensemble de la réalité ».

Le courant naturaliste, qui, comme l’argumente Lichthenthaeler, sous-tend la médecine contemporaine. Patrick Juignet montre comment ce courant :

« affirme une unité de type de tous les phénomènes observables, physiques, vitaux, moraux, sociaux, humains ou animaux, et cherche leur liaison commune dans leur rapport à cette entité qui est appelée nature, ce qui relie matérialisme et naturalisme. On constate dans les milieux savants une domination du matérialisme naturaliste, avec sa tendance physicaliste et réductionniste. Ce naturalisme a été extraordinairement porteur pour la culture occidentale ». 

En contrepoint, il propose ce qu’il appelle une ontologie émergentiste et pluraliste, et cela en menant une analyse très rigoureuse  des concepts  d’émergence, d’organisation, de structure, de système. Sa conception permet de trouver des arguments en faveur de la nouvelle orientation d’esprit qu’est la pensée psychosomatique.

« Notre ontologie se définit négativement de ne pas être substantialiste, mais fondée sur la complexification des niveaux d’organisation constitutifs du réel. Dit autrement, le réel  n’est pas amorphe, ( au sens d’uniforme et homogène). Nous savons qu’il se différencie par des structurations-organisations de divers types, dont les théorisations des sciences fondamentales nous donnent une idée approximative. [...] Le tableau d’ensemble est celui d’un Univers pluriel et en évolution dans lequel de nouvelles formes d’existences apparaissent, mais peuvent aussi disparaître. Certaines émergences ou suites d’émergences font apparaître de vastes régions selon le terme d’Heisenberg, mais qui ne sont pas précisément localisables. À ce terme de région, nous préférons celui de formes d’existence. [...] Chacune se reconnait aux caractéristiques mises en évidence par une discipline scientifique fondamentale. [...] L’histoire de l’Univers tend à montrer l’existence d’organisations qui émergent les unes des autres. Nous avons là le schème d’une ontologie pluraliste et dynamique. [...] La formation par émergence des niveaux d’organisation ne crée pas un réel stratifié.  Il faut plutôt imaginer une imbrication, car les niveaux sont internes les uns aux autres. Ils s’engendrent les uns les autres de proche en proche et tous coexistent » (Juignet, 2024, 1, p. 199-200-201).

Ce sont ces hypothèses qu’il met à l’épreuve des sciences et en particulier des sciences de la vie, en consacrant un chapitre au psychisme (Juignet, 2024, 2, p. 175-184).

Conclusion : un naturalisme et un progressisme périmés

La médecine contemporaine ne peut pas faire l’économie d’une réflexion épistémologique et historique si elle veut retrouver, comme le dit Lichtenthaeler, un développement accordé à son temps, en retrouvant l'accès à ses sources dont elle s’est coupée depuis 150 ans. C’est en effet un préalable épistémologique à la possibilité d’échanges féconds entre les médecins et les psychosomaticiens, échanges dont les premiers bénéficiaires sont les malades. La lecture de son  livre emporte la conviction  lecteur sur sa conclusion selon laquelle  l’histoire de la médecine est « l’un des moellons d’un nouvel humanisme qui, pour s'édifier, devra se libérer d’un naturalisme et d’un progressisme périmés » (Lichtenthaeler, 1977, p. 34).

L’auteur  conclut par ces mots qui résonnent avec ceux des fondateurs de l'École psychosomatique de Paris que j’ai cités au début : « puisse cette histoire générale de la médecine contribuer, dans une faible mesure, à créer le nouvel état d’esprit qui  s’impose » (Ibid, p. 23), pour créer le nouvel humanisme, qu’il appelle de ses vœux. Mais les mutations de pensée, dont dépend son intégration dans la pensée médicale de la pensée psychosomatique, s'inscrivent dans le temps long, car il faut des générations pour avoir une chance de modifier en profondeur des modes de pensée, ce qui implique d’identifier et de surmonter un certain nombre d’obstacles épistémologiques, dont les résistances narcissiques inconscientes dont j’ai parlé sont sans doute les plus difficiles à surmonter.

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[1] Un paradigme est un ensemble de principes, de théories, de méthodes et de valeurs qui définissent une approche particulière pour comprendre et expliquer un phénomène. Le paradigme influence la façon dont les questions sont posées, les problèmes abordés et les solutions trouvées. Les paradigmes peuvent évoluer au fil du temps, en réponse à de nouvelles découvertes et idées. 
[2] Un processus récursif est un processus où les produits et les effets sont en même temps cause et producteurs de ce qui les produit (Morin, 2005, p. 99-100).

L'auteur :

Christian Delourmel
Psychiatre-psychanalyste
Membre titulaire formateur de la Société Psychanalytique de Paris
Membre titulaire formateur de l’Institut de Psychosomatique Pierre Marty

 

Voir également : Maladie coronarienne et psychosomatique. https://philosciences.com/maladie-coronarienne-et-psychosomatique