La naissance de la biologie

 

L'objet de la biologie ne s'est pas constitué autour d'un référent unique et bien identifié, à partir duquel se serait institué un sillon de recherches. L'histoire montre que ce sont des œuvres diverses, celles de Theodor Schwann, Charles Darwin, Claude Bernard et Gregor Mendel, qui ont permis la naissance de la biologie. Elles ont dessiné un espace à l’intérieur duquel la question de l’organisation biologique a surgi. 

The field of biology did not develop around a single, clearly defined reference point from which a single line of research would have emerged. Rather, history shows that diverse works—those of Schwann, Darwin, and Bernard—contributed to the birth of biology. They defined a space within which the question of biological organization arose.

Pour citer cet article :

Loison Laurent. La naissance de la biologie. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/naissance-biologie

Plan :


Introduction : histoire de la biologie
1. Dater la naissance de la biologie
2. Une profusion de directions
3. Un sol en commun : celui de la question de l’organisation
4. Descartes, Newton et Kant dépassés, une aventure de la raison
Conclusion : la biologie, ni cartésienne, ni newtonienne, ni même kantienne


Texte intégral :

Introduction : histoire de la biologie

Comparée à l’histoire de la mécanique ou de la chimie, celle de la biologie n’offre pas, au moins en première apparence, la même allure. On n’y trouve pas aisément une question (celle de la dynamique du mouvement, celle de la composition des corps bruts) qui aurait donné lieu à un sillon de recherche où se serait installé de manière visible un axe progressif. Ce à quoi l’on assiste, au cours de différentes périodes, c’est plutôt à la juxtaposition de disciplines éparses, qui semblent le plus souvent hétérogènes les unes aux autres : histoire naturelle, botanique, zoologie, anatomie comparée, embryologie, puis cytologie, génétique, théorie de l’évolution, biologie moléculaire, etc. Tant et si bien qu’il peut paraître difficile de saisir l’unité – si elle existe – de cette science des vivants.

La question du « quoi ? » a des répercussions immédiates sur les questions du « quand ? », du « où ? » et du « qui ? ». Étant donné qu’il n’est pas simple de savoir ce que recouvre précisément le vocable « biologie », comment s’entendre sur ce qu’a été sa naissance ? Faut-il remonter à l’Antiquité et à Aristote, qui déjà à cette époque avait proposé une méditation très poussée sur l’être de la vie ? Peut-on considérer que le médecin anglais William Harvey, dans le sillage de Galilée, amorce la révolution scientifique dans les sciences du vivant quand il identifie le cœur à une pompe foulante et aspirante et assoit son hypothèse de la circulation du sang sur une série d’expérimentations rigoureuses ? Y’a-t-il des raisons de créditer Buffon et son immense Histoire naturelle ? Ou bien faut-il regarder du côté de son éternel rival, Linné, et de son Système de la nature ? Y’a-t-il eu une naissance de la biologie au même titre qu’il y eut une naissance de la mécanique (avec Galilée) et de la chimie (avec Lavoisier) ? Et si oui, comment la caractériser ?

1. Dater la naissance de la biologie

Ces questions, étonnamment, sont rarement posées par les historiens des sciences eux-mêmes, qui, souvent, répugnent à se placer à ce niveau de généralité. C’est pourquoi la proposition de Michel Foucault, celle qu’il formule dans Les Mots et les choses (1966), n’a pas manqué de faire réagir non seulement les philosophes, mais également, et certainement même avant tout, les historiens. Dans cette étude « archéologique », où Foucault s’intéresse, en deçà de l’histoire des idées, au mode d’être des discours qui les rend pensables, il n’hésite pas, sur plusieurs siècles de durée, à comparer l’histoire de la grammaire avec celle de l’économie politique et de l’histoire naturelle. On le devine, une telle ambition aura pu laisser perplexe plus d’un historien. D’autant que Foucault propose une réponse extrêmement spéculative et demeurée célèbre à la question de cet enracinement des savoirs : ceux-ci viendraient s’ancrer, transversalement, dans ce que le discours, à une époque donnée, est capable de formuler. De ce point de vue, l’histoire des idées ne serait elle-même que l’effet de surface de déplacements plus fondamentaux mettant en jeu les cadres de la pensée, nommés « épistémès ». Foucault propose ainsi que, pour ce qui concerne l’Occident, pas moins de trois épistémès se soient succédé depuis la fin du Moyen Âge : celle de la Renaissance, celle de l’Âge classique, et enfin celle qui débute avec le XIXᵉ siècle et dans laquelle nous serions toujours. Chacune se caractérise par une certaine manière de comprendre le rapport entre les mots et les choses, qui vient contraindre les questions qu’il est possible de poser. 

Ceci permet à Foucault une hypothèse hardie : il est vain de parler de biologie avant les premières années du XIXᵉ siècle et l’œuvre de Georges Cuvier. Avant, c’est d’histoire naturelle dont il s’agit, c’est-à-dire la volonté de disposer les objets des trois grands règnes (minéral, végétal, animal) au sein d’un vaste tableau, sur la base des caractères différentiels qu’ils présentent. Une enquête s’arrêtant à la surface des corps, sous-tendue par une compréhension continuiste de leur répartition. À compter de 1800, une nouvelle épistémè se met en place, qui, toujours selon Foucault, conduit à la perte du rapport transparent entre les mots et les choses qui caractérisait l’Âge classique. Le projet de nomination intégrale de l’histoire naturelle, celui exemplairement incarné par Linné, devient caduc. Les mots, comme les choses, ont désormais une épaisseur propre. La philologie remplace la grammaire, la biologie l’histoire naturelle. En pénétrant cette épaisseur, le savant rencontre quelque chose de neuf, qu’il nomme « organisation ». Au sein des corps naturels, les plantes et les animaux se démarquent des minéraux. Ils constituent une classe à part, celle des êtres doués d’organisation, les « organismes ». La vie n’est plus ce mystère intégral nécessitant de postuler des forces particulières, elle devient, comme l’entrevoit Lamarck, le résultat de l’organisation des corps vivants. 

La biologie serait donc née d’un basculement de grande ampleur, au tournant des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, qui aurait affecté la pensée occidentale dans ses fondements mêmes. Elle serait une conséquence régionale du surgissement d’une nouvelle épistémè. Dans ses grandes lignes, l’histoire des sciences rejoint et corrobore ce scénario archéologique. On peut, pour s’en convaincre, poser la chose dans des termes plus simples que ceux de Foucault. Par exemple en considérant le contenu de n’importe quel manuel universitaire de biologie. Il y sera question de physiologie animale et végétale, de biologie cellulaire et moléculaire, de génétique, de la théorie de l’évolution. Ces grandes sections disciplinaires y seront organisées autour de concepts clés : ceux d’homéostasie, de cellule, de gène, de sélection naturelle. Si maintenant on cherche à comprendre l’origine de ces concepts, le moment où il est possible de reconnaître leur première formulation, on est conduit vers une chronologie étonnamment resserrée, qui, de la fin des années 1830 au début des années 1860, semble bien avoir été celle de la naissance de la biologie.

2. Une profusion de directions

L’organisation microscopique du vivants

Cette période fondatrice passe en général relativement inaperçue, en partie du fait de la dispersion des travaux réalisés. Elle débute, dans le cours des années 1830, avec une série de recherches qui déboucheront sur la théorie cellulaire. Entre la France et les régions de langue allemande s’engage une série de débats, voire de controverses, au sujet de l’anatomie microscopique, c’est-à-dire l’organisation de la matière vivante telle que la révèle les nouveaux microscopes. Si les premiers microscopes datent du XVIIᵉ siècle, pendant longtemps, cet instrument scientifique sera regardé avec méfiance par les naturalistes et les médecins. En effet, son pouvoir de grossissement s’accompagne de multiples artefacts qui sont autant de fausses pistes. Aussi est-il jugé peu fiable, et on hésite à le mettre à profit pour révéler la constitution des corps. Voilà pourquoi Xavier Bichat, à la fin du XVIIIᵉ siècle encore, préférera le scalpel au microscope, ce qui devait le conduire à formuler sa célèbre théorie des tissus organiques, échelle d’observation intégralement appréhendable à l’œil nu. 

Au cours des deux premières décennies du siècle suivant, des progrès significatifs dans les techniques de taille des lentilles en verre permettent la mise au point de microscopes bien plus fiables, qui limitent la plupart des aberrations chromatiques. Ce que l’on voit est désormais largement conforme à ce qui existe, il n’est plus à craindre qu’à tout moment des artefacts visuels viennent ruiner la valeur des observations. C’est à ce moment que s’installe en Europe la question de la nature de l’organisation microscopique des corps vivants. Cette question générale peut se décliner en plusieurs sous-questions : les plantes et les animaux, en tant qu’êtres vivants, sont-ils structurés de la même manière ? Si oui, quelle est la nature de leur organisation ? S’agit-il d’une organisation de type tissulaire, ou bien peut-on aller au-delà de ce niveau d’échelle ? Existe-t-il un constituant fondamental, commun à tous les vivants, comme les « saccules », les « vésicules », les « utricules » ou bien les « cellules » ? Dans ce cas, comment rendre compte de la genèse de ces unités fondamentales, de ces petits centres de vitalité ? À ce moment de l’histoire, tout est ouvert : on constate l’existence d’une multitude de théories allant dans des directions souvent divergentes sinon opposées. 

La cellule : Theodor Schwann et Mathias Schleiden

L’unification recherchée viendra finalement des travaux du médecin allemand Theodor Schwann. Impressionné par le modèle d’histogenèse végétale du botaniste Mathias Schleiden, Schwann voudra en montrer la portée potentiellement universelle. Car si le microscope fut bien un outil majeur dans l’établissement de la théorie cellulaire, les choses furent loin d’être simples. Au microscope, en 1830 comme toujours aujourd’hui, certaines cellules sont bien plus difficiles à « voir » que d’autres. Chez les végétaux, la chose ne fait pas problème : les cellules végétales sont entourées d’une paroi rigide et épaisse facilement observable, même sans technique de coloration. Mais chez les animaux, la nature cellulaire de la plupart des tissus est difficile à observer. Aussi, à la question de savoir s’il existe une anatomie microscopique authentiquement générale, la plupart des « micrographes » de cette période répondent par la négative. Le microscope, seul, n’a pas les moyens de trancher la question. 

C’est pour cette raison que Schwann s’est passionné pour le modèle cytogénétique de son collègue Schleiden. Celui-ci postule que les tissus végétaux sont tous issus de la transformation d’unités fondamentales, les cellules. Celles-ci seraient néoformées de manière continue au sein d’un liquide organique particulier, très dense, une sorte de gomme primordiale, que Schwann désignera comme « cytoblastème ». Au sein de cette substance, sur la base d’observations trompeuses, il est proposé que des centres de nucléations se forment de manière spontanée, les noyaux. C’est autour de tels noyaux que les cellules sont supposées croître de manière progressive, par ajout périphérique de molécules organiques. On le constate, il s’agit d’un modèle extrêmement spéculatif, et intégralement faux. On est ainsi bien loin de la conception positiviste de l’histoire de la théorie cellulaire qui réduit cette théorie à une conséquence inéluctable de l’usage des microscopes. 

Bien que rapidement reconnu comme faux, le modèle cytogénétique de Schleiden et Schwann allait jouer un rôle largement positif dans l’histoire des sciences. D’une part car en montrer les limites fut une ligne de recherche extrêmement féconde, qui conduisit par exemple Robert Remak à démontrer que le développement embryonnaire du poulet est essentiellement affaire de divisions cellulaires (et non pas de néoformations). D’autre part car la théorie cellulaire de Schwann n’est pas réductible à ce modèle cytoblastémique. À côté, de manière tout aussi fondamentale, elle promeut l’idée d’un atomisme biologique : au sein de tout vivant, il existe des entités discrètes qui sont les unités les plus petites douées de tous les attributs de la vie, et que l’on désigne à compter de cette date comme « cellules ». C’est cette thèse d’un « atomisme biologique » qui constitue l’apport le plus durable du mémoire que Schwann publie en 1839, thèse qui est toujours aujourd’hui l’une des grandes généralisations de la biologie.

Charles Darwin, Claude Bernard, Gregor Mendel

Mais la théorie cellulaire, aussi importante fût-elle, ne fut qu’une des directions empruntées à l’époque dans le processus de constitution de la biologie. Quasiment au même moment, d’autres questions, non moins fondamentales, sont posées aux êtres vivants : celles de leur origine, de leur fonctionnement, ou encore celle de leur « hérédité naturelle ».

Autant de sillons qui donneront lieu aux premières ébauches des concepts de sélection naturelle, de milieu intérieur (et de son homéostasie) ou de gène. Une histoire où Charles Darwin, Claude Bernard et Gregor Mendel jouèrent un rôle déterminant. Si bien qu’aux alentours de 1850, cette profusion de théories, de modèles et de découvertes commencent à organiser un nouvel espace scientifique, même de manière confuse. Darwin ne comprenait pas grand-chose à la théorie cellulaire, ni Bernard à la théorie de l’évolution. Mendel considérera avec dédain les hypothèses darwiniennes à propos de l’hérédité. Il n’empêche que, sous l’apparente hétérogénéité des travaux, sans que les savants eux-mêmes se comprennent bien entre eux, c’est aux débuts d’une nouvelle science que l’on assiste, celle pour qui Lamarck, un demi-siècle plus tôt, avait formé le terme « biologie ». 

3. Un sol en commun : celui de la question de l’organisation

La question de l'organisation

Derrière cette hétérogénéité de façade, le dénominateur commun est bien celui postulé en son temps par Foucault (et d’autres), celui de la question de l’organisation propre aux corps vivants. Chez Lamarck, il s’agit encore d’un horizon de la recherche, qu’il est alors impossible de préciser. L’organisation est cet « ordre des choses » qui permet le mouvement des fluides autorisant le maintien de l’organisme dans son être. Mais cet ordre des choses, on est alors incapable d’en préciser la nature, bien que l’on pressente qu’il se réalise à différents niveaux d’échelle. Si l’anatomie comparée, celle de Cuvier, a permis de commencer à creuser l’organisation biologique, à pénétrer l’épaisseur des corps, il ne s’agit encore que d’organes, au mieux de tissus, qui probablement eux-mêmes peuvent à leur tour être décomposés. 

La théorie cellulaire allait apporter une réponse pleine d’avenir à la question de la nature de l’organisation biologique. À compter de 1839, il est rapidement admis que cette organisation est de naturelle cellulaire. Tout être vivant est composé par au moins une cellule, la vie se réalise nécessairement sous forme cellulaire. Dans sa première version, celle de Schwann, la théorie cellulaire allait bien au-delà d’une théorie concernant la nature de l’organisation. Elle était simultanément, et peut-être même avant tout, une théorie rendant compte de l’origine de l’organisation cellulaire. En effet, le modèle « cytoblastémique » se voulait être une explication strictement physico-chimique de la néoformation des cellules. Il n’était plus nécessaire d’invoquer d’hypothétiques forces vitales pour rendre raison de l’origine des cellules. Dès lors que la fausseté de ce modèle fut établie, la question de l’origine de l’organisation cellulaire, et partant de l’origine de l’organisation biologique, était rouverte.

Darwin et la perspective historique

Le génie de Darwin a été de substituer une perspective historique et écologique à la perspective anhistorique et physico-chimique du modèle de Schwann. Si les cellules se forment exclusivement par division, alors la question de l’origine des premières cellules devient une question d’histoire : il faut remonter le fil des temps géologiques pour s’autoriser à comprendre comment, dans certaines conditions, les premières formes d’organisation ont pu voir le jour. Ces formes « sorties d’un commencement si simple » ont ensuite pu produire les « animaux supérieurs », comme le rappelle Darwin lui-même à l’ultime page de L’Origine des espèces (1859). 

Bien entendu, la question que pose le naturaliste anglais est prioritairement celle de l’origine des espèces, et non pas directement celle de l’origine de l’organisation biologique. Mais il n’empêche que la réponse qu’il élabore patiemment à compter de la fin des années 1830, au moment où Schwann spécule sur la théorie cellulaire, est aussi une réponse à cette dernière question. La « descendance avec modification » au moyen de la « sélection naturelle » doit rendre compte de l’état présent des organismes vivants, qu’il s’agisse de leurs adaptations morphologiques, de leur répartition géographique, mais aussi de leur organisation. Quand bien-même Darwin lui-même ne sera jamais à l’aise sur le terrain de la théorie cellulaire, l’évolution par sélection naturelle est bien à son tour une théorie de l’origine de l’organisation biologique. Une théorie autrement plus satisfaisante que celle de Lamarck ou de Schwann, qui demeure aujourd’hui encore le cadre interprétatif structurant de la biologie. 

Toujours au même moment, d’autres s’attachent à comprendre comment cette organisation peut rendre compte des propriétés physiologiques des organismes vivants, et en particulier des organismes animaux. Pendant des siècles, les propriétés des corps animaux ont semblé défier la rationalité mécaniste de la science : comment rendre raison de ces organismes capables d’une vaste gamme de réponses lorsqu’on les soumet à divers traitements, capables de produire un adulte au fur et à mesure d’un développement qui paraît si bien réglé ? N’y a-t-il pas en leur sein une force vitale qui viendrait, par principe, faire échouer toute tentative d’analyse expérimentale des manifestations (si déroutantes) de la vie. Dans les années 1830, beaucoup sont encore de cet avis. Cuvier fut lui-même sceptique quant à la possibilité d’étudier expérimentalement la vie, tout comme Auguste Comte d’ailleurs. Ce n’est qu’avec les savants de la génération de Schwann, les premiers « biologistes », que les choses commencent à changer. 

Claude Bernard : un pas vers l'unification du vivant

Sur le front de cette recherche, l’œuvre de Claude Bernard apparaît à son tour comme décisive. Sur le plan des résultats empiriques, les techniques de vivisection mises au point allaient permettre, au cours des années 1840, une moisson de découvertes, parmi lesquelles la fonction glycogénique du foie conserve une valeur particulière : pas moins que les végétaux, les animaux sont capables de produire de la matière sucrée. Un pas de plus vers l’unification des sciences du vivant était réalisé, un nouvel obstacle (métabolique) était franchi. Sur le plan de la méthode justement, les possibilités nouvelles de la démarche expérimentale invitaient à l’enthousiasme. Si tant est qu’elle était adaptée à son objet, il semblait désormais légitime de l’étendre aux corps vivants. Sur le plan de l’épistémologie et de la philosophie des sciences, Bernard sut tirer toutes les leçons de ses propres réussites, quand, retiré à Saint-Julien du fait de son épuisement physique, il rédigea, au moment où paraissait la traduction française de L’Origine des espèces, son propre opus magnum, L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. 

Mais c’est peut-être sur le plan de la théorie que son apport fut le plus décisif dans ce moment d’essor et d’installation de la biologie. En effet, son œuvre participa au premier chef à théoriser l’organisme (animal) comme une entité dont l’organisation ne consistait pas seulement dans la juxtaposition de cellules, mais dans les relations complexes que celles-ci entretiennent avec une nouvelle entité, semi-fluide, et que Bernard baptisa « milieu intérieur ». Dès lors l’organisation biologique n’est pas uniquement de l’ordre de la simple composition structurale, elle est aussi quelque chose qui se maintient activement, car ce milieu intérieur joue comme un tampon, il permet de compenser les écarts entre le milieu et les besoins de cellules. Pour le dire en un mot, avec Claude Bernard, l’organisme devient un système régulé. 

Bien que largement divergentes, les œuvres de Schwann, Darwin et Bernard ont dessiné un espace à l’intérieur duquel la question de l’organisation biologique pouvait commencer à produire de la recherche. Tout ne s’est bien entendu pas fait en un jour, mais ce moment marque incontestablement le début d’une biologie enfin consciente de son objet. Dès lors, la question de l’organisation demeurera au cœur de la pensée biologique. Au mitan du XXᵉ siècle, l’essor spectaculaire de la biologie moléculaire ne fut rien d’autre que l’extension de cette problématique à des échelles jamais envisagées auparavant : celles des macromolécules que sont l’ADN et les protéines.

4. Descartes, Newton et Kant dépassés, une aventure de la raison

Mécanisme contre vitalisme

Comme on sait, la Révolution scientifique a débuté au tournant des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, lorsque l’astronomie et la mécanique changèrent du tout au tout, grâce notamment à l’impetus de l’œuvre de Galilée. Depuis la mécanique, les nouveaux canons de la science (explication causale, traitement quantitatif, approche expérimentale) furent ensuite exportés et adaptés plus ou moins facilement vers d’autres régions du savoir. Très vite, et en particulier avec Descartes, on tenta de comprendre le fonctionnement des animaux à l’aune de cette nouvelle mécanique. L’ambition était de réduire la complexité apparente des processus animaux au jeu connaissable de dispositifs strictement mécaniques, à l’instar du modèle de la poulie, du soufflet puis de l’horloge. De ce point de vue, les animaux ne seraient que des automates, certes particulièrement complexes et élaborés, mais demeurant en totalité dans le giron des lois de la matière et du mouvement. 

Le projet de l’animal-machine n’était pas sans fondement et rendit effectivement possible certains progrès. Le cœur est bien une pompe foulante et aspirante, et non le siège de l’âme. Cependant, ce premier mécanisme rencontrait aussitôt de sérieuses limites également, notamment quand il s’agit de rendre compte non pas du fonctionnement de l’animal-machine, mais de sa formation au fil des générations. Pendant longtemps, le mystère des mystères, avant même celui de l’origine des espèces, fut bien plutôt celui du processus développemental. Une manière de résoudre cette question a été de postuler que les machines étaient d’emblée préformées dans les semences, préexistaient à l’échelle microscopique. Le développement embryonnaire n’aurait été, littéralement, qu’un « développement », c’est-à-dire la croissance dans les trois dimensions de l’espace d’une structure en germe et déjà là.

 Dans le même temps, du côté des sciences physiques, on était passé de la mécanique cartésienne à la mécanique newtonienne. C’est-à-dire d’un monde où le mouvement nécessitait une action par contact direct à un monde où des forces inconnaissables agissant à distance étaient dorénavant vues comme des entités scientifiquement légitimes. Cette rupture théorique et épistémologique, à nouveau, ne fut pas sans conséquence pour l’histoire des sciences de la vie. À la lumière de Newton, certains tentèrent, à la fin du XVIIIᵉ siècle, de réactiver un vitalisme stipulant l’existence de forces vitales dont on ignorait l’essence mais qui pouvaient rendre compte de l’apparente spontanéité des vivants, de leur pouvoir générateur, propriétés qui semblaient largement dépasser les capacités explicatives du mécanisme cartésien.

La biologie en sa singularité

Force est de constater, néanmoins, que ni l’une ni l’autre de ces deux alternatives ne sera la voie qui devait finalement permettre l’essor de la biologie au siècle suivant. Kant, d’une certaine manière, l’avait bien compris. Il lui semblait simplement impossible de se contenter d’appliquer les principes de la physique (que ce soit celle de Descartes ou de Newton) aux corps vivants. D’où sa prédiction fameuse qu’il n’existerait jamais de « Newton du brin d’herbe ». L’idée de Kant était que le vivant n’existe au monde que sous une forme bien particulière, celle d’organismes, c’est-à-dire des totalités hautement intégrées à l’intérieur desquelles les parties sont agencées dans la perspective du maintien fonctionnel de la dite-totalité. Il lui semblait bien que cela nécessite d’aller au-delà d’une simple appréciation mécanique, et qu’il faille réintroduire quelque chose comme une cause finale. Cette philosophie qu’on pourra dire « téléo-mécaniste » ou « organiciste », plus attentive à la spécificité des objets biologiques – les corps vivants sont des organismes – ne fut pourtant pas, elle non plus, le lieu de naissance de la biologie, en tout cas pas selon l’idée que Kant lui-même s’en faisait. 

Tant et si bien que lorsqu’on considère les concepts de cellule (Schwann), de sélection naturelle (Darwin), de milieu intérieur (Bernard) ou de gène (Mendel), ce qui frappe, c’est bien la radicale nouveauté qu’ils installent immédiatement, à tel point qu’ils sont difficilement compréhensibles pour beaucoup de contemporains. On sait que la sélection naturelle ne trouvera sa pleine intelligibilité que durant l’entre-deux-guerres, à la faveur de l’essor de la génétique des populations. Avant cela, que de malentendus à propos du mécanisme qu’elle désigne, tant et si bien que l’éclipse du darwinisme, la période courant des années 1870 aux années 1920, fut probablement avant tout la conséquence d’une incompréhension quasi complète de l’action causale de la sélection naturelle. La chose est encore plus frappante pour les travaux de Mendel, qui, faute d’être compris, passèrent inaperçus durant plusieurs décennies, avant finalement d’être « redécouverts » au printemps de l’année 1900. 

Conclusion : la biologie, ni cartésienne, ni newtonienne, ni même kantienne

Ni cartésienne, ni newtonienne, ni même kantienne, la naissance de la biologie au cours de la période 1830-1870 correspond plus certainement à une aventure de la raison, dans le sens où les principaux concepts fondateurs de cette science des vivants ont balisé un terrain qui n’avait pas été envisagé et ont ouvert la voie à des méthodes propres qu’il aura fallu largement construire. Tout comme l’histoire de la physique, l’histoire de la biologie montre ainsi le surgissement de nouvelles formes de sciences et pas simplement la transposition de ce qui avait auparavant réussi pour les corps bruts. Si l’Introduction à l'étude de la médecine expérimentale peut être vue comme l’équivalent du Discours de la méthode dans le domaine de la physiologie, ça n’est pas tant que Claude Bernard fût quelque chose comme un bon élève du cartésianisme, mais parce que sa pratique vivisectionniste, dont il donnait ici les codes, rendit enfin possible la constitution d’une approche scientifique des phénomènes vitaux. 

C’est à suivre le cours de cette révolution biologique que mon livre L’Aventure de la biologie est consacré. Il s’adresse à tout lecteur désireux d’en connaître davantage sur la façon dont la biologie, science de l’organisation des corps vivants, s’est constituée au mitan du XIXᵉ siècle, à la faveur des travaux fondateurs dont je viens ici d’esquisser les lignes de force.

Bibliographie expliquée :

- Pour Lamarck, auteur de nombreux livres et traités, il est admis que son ouvrage le plus important concernant ce qu'on n'appelait pas encore la théorie de l'évolution est sa Philosophie zoologique (1809, livre édité chez Flammarion: https://editions.flammarion.com/philosophie-zoologique/9782080707079). Plus synthétique et moins difficile d'accès, on pourra préférer son premier livre sur cette question, ses Recherches sur l'organisation des corps vivants (1802, livre édité chez Fayard: https://www.fayard.fr/livre/recherches-sur-lorganisation-des-corps-vivants-1802-9782213017013/). 
- Le mémoire de 1839 de Schwann, publié à l'origine en allemand, a été rapidement traduit en anglais (1847), une traduction revue par Schwann lui-même. Celle-ci est disponible ici : https://archive.org/details/microscopicalres47schw/page/n7/mode/2up
- Pour ce qui concerne Darwin, son maître-livre demeure bien sûr L'Origine des espèces, bien qu'il s'agisse d'un résumé "écrit à la hâte". Entre 1859 et 1872, pas moins de six éditions successives vont paraître, Darwin prenant en compte autant qu'il le pouvait les remarques et critiques de ses collègues. Ceci a abouti à rendre plus touffue et moins claire sa ligne argumentative, à masquer la place centrale de la sélection naturelle dans son raisonnement. Il est donc préférable de s'en tenir à la première édition, récemment traduite en français par Thierry Hoquet aux Éditions du Seuil : https://www.seuil.com/ouvrage/l-origine-des-especes-charles-darwin/9782021059595. Tous les travaux de Darwin sont par ailleurs disponibles en libre accès ici : https://darwin-online.org.uk/
- Claude Bernard, en tant qu'expérimentateur, a surtout publié des articles dans des revues scientifiques. C'est en 1865 qu'il donne un aperçu général de ce que doit être une science expérimentale des vivants, sa célèbre Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, toujours éditée chez Flammarion : https://editions.flammarion.com/introduction-a-letude-de-la-medecine-experimentale/9782081307582
- Enfin, pour Gregor Mendel, les choses sont assez simples. Pris par ses fonctions administratives au monastère de Brno, il a très peu publié, et ce qui compte est surtout son mémoire rédigé en allemand et finalement paru en 1866 concernant l'hybridation chez différentes espèces et variétés de pois. À compter de 1900, lorsque les fameuses « lois de Mendel », les bases de la génétique, ont été "redécouvertes", ce mouvement de retour à Mendel a conduit à traduire ce texte dans différentes langues européennes. Une traduction française, très fiable, est parue en 1907 dans un volume du Bulletin scientifique de la France et de la Belgique. Ce volume est téléchargeable sur différents sites, notamment ici: https://www.biodiversitylibrary.org/item/40693#page/9/mode/1up 

Loison Laurent, L'aventure de la biologie de Darwin à Mendel, Paris, Grasset, 2025.

 

L'auteur :

Laurent Loison
Historien et philosophe des sciences de la vie
Directeur de recherche au CNRS (SPHERE, UMR 7219)
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