Le positivisme scientifique
La philosophie positiviste a eu une influence sur la culture scientifique du XIXᵉ siècle. Toutefois, elle n’a pas donné naissance à une « science positiviste », c’est-à-dire à une pratique scientifique explicitement revendiquée comme positiviste. C'est pourquoi nous utiliserons le terme de « sciences positives » et de « positivisme scientifique » pour désigner ce vaste courant de pensée.
Positivist philosophy influenced 19th-century scientific culture. However, it did not give rise to a "positivist science," that is, a scientific practice explicitly claiming to be positivist. Therefore, we will use the terms "positive sciences" and "scientific positivism" to refer to this broad current of thought.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Le positivisme scientifique. Philosophie, science et société. 2025. https://philosciences.com/positivisme-scientifique
Plan de l'article :
Introduction : du positivisme aux sciences positives
1. Déterminisme et rationalité
2. L'expérience et la méthode expérimentale
3. Causalité ou légalité ?
4. La volonté de s'en tenir aux faits
5. Les inflexions du positivisme
6 Énergétisme et économisme
7. La dimension temporelle
Conclusion : des sciences positives en évolution
Texte intégral :
Introduction : du positivisme d'Auguste Comte aux sciences positives
Auguste Comte a utilisé le terme de positivisme (1848) pour désigner sa philosophie et non les sciences, envers lesquelles il a manifesté une défiance croissante. Il les considérait comme des connaissances spéciales et limitées ne pouvant apporter une vue d'ensemble comme sa philosophie positiviste. Comte a cherché à donner à la science un fondement philosophique unifié, mais la plupart des savants de son temps — Claude Bernard, Pasteur, Helmholtz, Maxwell, Darwin, etc. — n’ont pas adhéré à son système. Ils ont souvent partagé certaines intuitions positivistes (primat des faits observables, méfiance envers la métaphysique), mais sans adopter sa hiérarchie des sciences (mathématiques → astronomie → physique → chimie → biologie → sociologie), et surtout en se tenant éloignés de son évocation tardive d'une « religion de l’Humanité ».
Auguste Comte suppose que, pour passer d’un domaine empirique à un autre, il ne suffit pas d’agréger les entités entre elles, ce qui leur donne une « nouvelle dimension ontologique ». Pour la philosophie positiviste, chaque discipline fondamentale possède une identité propre correspondant à un domaine de la réalité. Le philosophe anglais Joseph Needham, en associant les idées d’Auguste Comte sur la classification des sciences et les niveaux d'intégration, a proposé une nouvelle classification des connaissances scientifiques. Il créa le Classification Research Group dont le travail aboutit à une augmentation du nombre de niveaux de réalité et de connaissances scientifiques y afférant. Par contre certains représentants des sciences positives sont franchement réductionnistes et matérialistes.
Il y donc une différence à faire entre la philosophie positiviste et le positivisme scientifique, même si les deux sont liés et qu'il y a bien eu une inspiration positiviste de la science. C'est un empirisme qui demande de s'en tenir aux faits et aux relations entre les faits, ces dernières pouvant être exprimées en termes de causalité ou, mieux, selon des lois. Le second trait est son optimisme pour la possibilité pour la science de connaître le monde et en conséquence, et grâce au savoir acquis, d'apporter des bienfaits à l'humanité.
Ernst Mach, physicien et épistémologue, est le dernier représentant de cette génération. Plus que par ses travaux proprement scientifiques, c'est par ses travaux épistémologiques qu'Ernst Mach influença ses contemporains (La connaissance et l'erreur, 1905). Il ajoute au courant positiviste de langue allemande des conceptions venues des travaux sur l’énergie que nous verrons après. Cette proposition se fait au détriment de la physique traditionnelle, centrée sur la mécanique. Sur le plan épistémologique, il considère que la connaissance débute par l'émergence de concepts de base simples qui doivent pouvoir être remis en question lorsque la recherche l'impose. Selon lui, il existe des régions scientifiques bien distinctes qui correspondent au type de phénomène étudié.
Nous n'irons pas plus loin du côté philosophique pour nous centrer sur les méthodes des sciences positives et leurs évolutions. Nous allons en voir les différents aspects, pas tous homogènes d'ailleurs. Les disciplines scientifiques ont pris des formes différentes en fonction du domaine étudié, du pays et de la personnalité des savants.
1. Déterminisme et rationalité
Pour les sciences positives, l'Univers peut être connu rationnellement. Le rationalisme, la volonté de connaître, de prévoir et d’agir sur un monde exempt de phénomènes surnaturels, sont des caractéristiques de la conception positiviste du monde. Cette conception veut échapper à la métaphysique religieuse et à la métaphysique tout court. La nature ne manifeste plus le divin, ni le démoniaque, et la recherche des fondements premiers est résolument mise de côté.
Le déterminisme constitue le premier grand principe des sciences positives : les phénomènes naturels actuellement existants déterminent ceux qui existeront ultérieurement. Aucune intervention divine ne peut en dévier le cours ; il s'ensuit que l'avenir est prévisible si l'on connaît la totalité des conditions initiales. Le déterminisme joue également le rôle de postulat méthodologique. Dans une étude scientifique, les faits ne peuvent être considérés autrement que comme déterminés. Toute la recherche est assise sur ce principe qui prévient les démissions de la pensée devant l'irrégularité ou l'anarchie apparente des phénomènes. Tout ce qui est dans la nature peut être compris rationnellement.
Dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle, en biologie, avec Ernst Haeckel (1834-1919), moniste et matérialiste, reprend l’idée d’un ordre naturel unifié et connaissable sans recours à la métaphysique. Mais il ne faut relativiser la position. Les physiciens s'étaient aperçu depuis longtemps que dans certains cas, les éléments sont si nombreux et leurs conditions si complexes « que l'application de la méthode analytique est pratiquement impossible, alors le calcul des probabilités peut fournir des méthodes de remplacement qui en font, dans toutes les sciences, un instrument irremplaçable ». La phrase est de Pierre-Simon Laplace, pourtant souvent mis en avant pour justifier un déterminisme sans faille.
Autour du pivot déterministe, d'autres éléments viennent s'articuler : l’espace et le temps sont, pour la pensée positive, des catégories bien définies. L'espace est une étendue homogène et le temps un déroulement régulier et absolu. Tous les faits scientifiques sont repérables selon ces deux catégories.
2. L'expérience et la méthode expérimentale
La science positive met en avant l'expérience. Claude Bernard, dans Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), défend une épistémologie empiriste proche du positivisme, mais insiste sur l’hypothèse et la vérification expérimentale, là où Comte prônait une stricte observation des faits. Bernard critique le pur empirisme : « L’observation seule est stérile ; l’expérimentateur doit imaginer, raisonner, déduire. »
(Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865, II, ch. 1). Autrement dit : Bernard pratique une science expérimentale inductive, non une science directement positiviste au sens comtien.
« Nous donnerons au mot expérience, [...], le même sens général qu'il conserve partout. Le savant s'instruit chaque jour par l'expérience ; par elle il corrige incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grand, et pour approcher de plus en plus de la vérité. On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et expérimentalement ».
Dans les sciences,
« l'expérience est toujours acquise en vertu d'un raisonnement précis établi sur une idée qu'a fait naître l'observation et que contrôle l'expérience » (Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 41).
La méthode expérimentale constitue la pièce maîtresse de l'argumentation dans les sciences positives. Elle est fondée sur la distinction nette des faits et de la théorie ; la mise en place d'un ensemble expérimental permet de corroborer la théorie par les résultats d’expérience, les faits garantissent la justesse de la théorie ou viennent l'invalider, mais pas seulement. Plus généralement, il y a une interaction des deux ; les faits suscitent de nouvelles théories qui auront à être vérifiées et ainsi de suite. Dans cette conception, l'investigateur n'entre pas dans le dispositif expérimental. Il est considéré comme un observateur neutre dont la personnalité n'intervient pas (ou seulement comme source d'erreurs d'interprétation). L'observateur est le miroir des faits « objectifs ».
Claude Bernard définit très clairement le procédé inductivo-déductif : l'observation fait naître des idées qui seront contrôlées par l'expérimentation et éventuellement réfutées. L'expérience est toujours liée au raisonnement. Elle se fait selon une théorie rationnelle, ce n'est pas un cheminement au hasard selon d'obscures intuitions. Le raisonnement causaliste est indissociable de la méthode expérimentale. Dans ce cas, la causalité concerne des faits précisément définis. Il s’agit uniquement des causes dites « prochaines » qui sont conçues dans une inspiration empiriste empruntée à David Hume.
3. Causalité ou légalité ?
Le principe de causalité généralement appliqué se traduit par quelques énoncés traditionnels : tout fait a une cause et il n'y a pas d'effet sans cause ; les mêmes causes produisent les mêmes effets ; la cause précède ou accompagne son effet ; la disparition ou la cessation de la cause entraîne la disparition ou la cessation de son effet. Dans l'enchaînement causal, conçu comme série linéaire, la cause entraîne un effet qui ne peut être lui-même sa propre cause.
Certains, comme Claude Bernard, considèrent les conditions comme les causes du phénomène. Il évite l'écueil métaphysique d'avoir à régresser vers des causes premières, en précisant qu'il ne saurait s’agir que des causes « prochaines ». (Ibid., p. 60-61). La notion de causalité perd tout caractère obscur et en vient dès lors à désigner la série des faits empiriquement constatables qui se succèdent nécessairement. La recherche de causes précises sera un puissant moteur de l’évolution scientifique tout au long du XIXᵉ siècle.
Pour autant il ne s'agit pas d'une causalité linéaire simpliste. Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865), introduit une interdépendance fonctionnelle entre les systèmes : le foie, le pancréas, le système nerveux végétatif, etc. Il insiste sur le « milieu intérieur » comme système régulé, non comme suite de causes locales. En médecine clinique, le modèle lésionnel n’est plus unique : la distinction entre cause pathogène et cause efficiente (cause étiologique et cause symptomatique) ouvre déjà la voie à des causalités différées, non linéaires. L’étiologie introduit une dimension temporelle complexe, un entrelacement du passé et du présent.
En psychologie et psychophysique, des chercheurs comme Gustav Fechner et Wilhelm Wundt ont adopté une méthodologie empiriste proche du positivisme sans référence directe à Comte. Chez Wilhelm Wundt (1874, Grundzüge der physiologischen Psychologie), la causalité des processus psychophysiologiques est circulaire : l’excitation nerveuse dépend du contexte global du système. Dans la médecine allemande (Virchow, Helmholtz, du Bois-Reymond), la causalité linéaire est explicitement critiquée au profit d’un enchaînement réciproque de processus (Wechselwirkung).
En sociologie, l'influence positiviste a donné naissance à une tradition scientifique : Émile Durkheim revendique Comte mais dévie largement de la méthode comptienne. Dans Les Règles de la méthode sociologique (1895), il affirme avec une certaine violence sa volonté d'objectivité : « Les faits sociaux doivent être traités comme des choses ». Cette formule radicalise l’exigence comtienne d’objectivité empirique, mais Durkheim développe une méthode propre (causalité sociale, fonctionnalisme, statistiques). Par ailleurs Durkheim a introduit la causalité multiple, la « concurrence des causes » (ibid.).
Pour une partie des scientifiques, la causalité est suspecte, car elle rappelle certaines notions obscures de la philosophie. C’est pourquoi certains préfèrent une conception légaliste dans laquelle la succession des phénomènes est régie par des relations exprimées par des lois qui permettent de les prévoir. Le mode de production des phénomènes reste inconnu. Pour Ernst Mach, l’idée de dépendance réciproque des phénomènes est appelée à remplacer celle de causalité. On doit établir des fonctions et des processus pour expliciter cette interdépendance constatée des faits.
4. La volonté de s'en tenir aux faits
Les tenants de la science positive oscillent entre deux opinions sur l'être. Pour les uns, la nature des choses, le réel dernier, l’être en soi, resteront à jamais cachés et ne peuvent faire l'objet d'une étude scientifique. (C’est la position agnostique d’inspiration kantienne). Seuls les phénomènes et les rapports qu'ils entretiennent entre eux sont connaissables. La réalité scientifique est la réalité concrète, celle dans laquelle se produisent les faits observables. La position du positivisme est de ne s'intéresser qu'aux données d'expérience, aux faits et de délaisser volontairement l'arrière-plan ontologique.
L’agnosticisme ontologique est prôné par des figures influentes telles que Paul Du Bois-Reymond, devenu célèbre à la fin du siècle. Le discours qu'il prononça lors de sa nomination comme recteur de l'université de Berlin, intitulé Ignorabimus, portait sur la limite à la connaissance dans une perspective d’inspiration kantienne. Il soutenait la causalité, affirmant, entre autres choses, que s'il était possible de connaître la façon dont s'organisent les faits. On pourrait prédire l'avenir avec une précision mathématique. Ce n'est pas cette dernière opinion banalement mécaniste et nullement partagée qui nous intéresse, mais son agnosticisme sur ce qui fonde les faits empiriques. Les limites de la connaissance sont constituées par la nature du réel qu'on ne peut connaître. La question des origines (origine du mouvement, origine de la vie) et du fondement ontologique (nature de la substance) restera, selon lui, également insoluble.
Une bonne part de la communauté scientifique professe un agnosticisme ontologique inspiré d’Emmanuel Kant. Derrière les faits, on peut supposer un être en soi qui échappe à l’expérience directe et donc à la connaissance scientifique. Cette manière de voir est une interprétation de la doctrine de Kant, un « néokantisme » assez répandu dans l’élite intellectuelle. La position positiviste considère que la mise en rapport des faits avec un réel indépendant et intrinsèque « est une démarche qui ne s'inscrit pas dans le cadre strict de la science », dit avec précision Bernard d'Espagnat (À la recherche du réel, Paris, Bordas, 1981, p. 17).
Pierre Duhem, physicien, opposé à toute interprétation matérialiste et réaliste de la chimie et de la physique, proposa, en 1906, une conception qu'on qualifie généralement « d'instrumentaliste ». Selon lui, la science propose des théories concernant les phénomènes et c'est tout. C'est un positivisme qui accentue la doctrine déjà fortement centrée sur le factuel, en interdisant à la science tout accès à la constitution du monde, au réel lui-même, qui serait le domaine de la métaphysique. Il s'agit de rendre compte des faits par des théories qui ne sont rien d'autre qu'une représentation abstraite des régularités empiriques.
Leur inspiration empiriste poussa Ernst Mach, Pierre Duhem et Marcellin Berthelot à récuser la théorie atomique, car l'existence de l'atome constituait un a priori ontologique inacceptable. Ils insistaient pour que les lois de la chimie reposent exclusivement sur des faits d'observation à l'échelle macroscopique afin que la chimie reste une science expérimentale. On voit ainsi la limite de l'attitude positiviste excessivement empirique qui, certes, est efficace et protège des spéculations invérifiables, mais interdit de progresser vers l'abstraction si elle implique des suppositions sur le réel (l'existence des atomes).
5. Énergétisme et économisme
La question de l'énergie va bousculer le principe positiviste de s'en tenir aux faits, car l'énergie n'est pas un fait. Elle se manifeste par des faits. L'équivalence entre le travail et la chaleur était depuis longtemps soupçonnée, mais l’idée était freinée par la notion du « calorique », considéré comme un fluide. Premier auteur à traiter de thermodynamique, Sadi Carnot avait, en 1824, avancé le deuxième principe de la thermodynamique dans son ouvrage sur la puissance motrice du feu. Il faut attendre le milieu du siècle pour que le concept d'énergie apparaisse et se répande sous l'influence de Robert Mayer et Hermann von Helmholtz.
Dès 1842-1843, les travaux de Robert Mayer et Ludwig Colding établissent l'équivalence entre travail et chaleur, ainsi que le principe de conservation de la force. La poursuite de ces recherches, associées à celles de James Prescott Joule sur l'équivalent mécanique de la chaleur, ainsi que la théorie d’Helmholtz sur l'énergie latente, permettent de formuler le premier principe de la thermodynamique : la conservation de l'énergie. En 1882, Helmholtz avance la distinction entre énergie libre et énergie liée : la première peut se convertir en travail, alors que la seconde ne le peut pas et donne de la chaleur. Il démontre que la somme de ces deux énergies est constante et forme l'énergie interne si le système est isolé.
Les travaux de thermochimie et thermodynamique amènent un nouvel objet d'étude dont la nature est inconnue : l’énergie. Différente de la matière, l’énergie est susceptible de transformation d'une forme dans une autre. On en quantifie les effets sans avoir accès au réel lui-même, ce qui interroge la conception du monde. Cette étude ouvre indéniablement un nouveau champ dans le domaine de la physique. Sur le plan métaphysique, deux thèses s'affrontent. Les uns font de l'énergie le second fondement de l'univers à côté de la matière. Dans cette optique, les principes de conservation (de la masse et de l'énergie) apparaissent complémentaires. Les autres veulent ramener l’univers à l'énergie, considérée comme fondement premier et unique. Tout cela engendre un problème par rapport au principe positiviste consistant à ne pas se prononcer sur le fondement des phénomènes.
Une extension du concept d’énergie se produit dans tous les domaines d'application possibles. Ainsi, Robert Mayer envisage des applications électriques, biologiques et même océanographiques. Il en tire également des principes métaphysiques sur la constitution de la nature, divisant le monde en deux substances, la matière et la force, causes de tous les phénomènes. Les conceptions énergétiques seront reprises et amplifiées par Wilhelm Ostwald à la fin du siècle, qui prône un énergétisme intégral : tout est énergie. L'énergie apparaît comme réelle, mieux, comme le réel même ; elle est la cause de tous les phénomènes qui, d'une manière ou d'une autre, peuvent lui être ramenés. Globalement, c'est une pensée qui privilégie le fluidique, le continu, par opposition au séquentiel, au discontinu, à l’élémentaire.
Le principe d'économie érige en une loi à prétention universelle l'idée selon laquelle toute chose irait vers le moindre coût énergétique, le niveau le plus bas de dépense énergétique. C’est le principe de Maupertuis, la « loi du moindre effort » extrapolée des travaux de Pierre-Louis Moreau de Maupertuis sur l’optique. Des machines thermiques à la mécanique céleste en passant par la physiologie, la psychologie, l’épistémologie et la production des biens, tout doit fonctionner selon la dépense la plus faible, le coût le moins élevé.
6. La dimension temporelle
Au XIXᵉ siècle, le temps prend une importance qu’il n’avait pas jusqu’alors dans la pensée scientifique. Dans la plupart des sciences, on intègre la dimension temporelle comme facteur de transformation. L'idée d'une dynamique évolutive s’impose. On remarque des transformations sociales au cours des temps historiques, la transformation des espèces au cours des temps géologiques, les transformations astronomiques au cours des temps cosmiques. L’affrontement le plus fort a lieu entre Frédéric Cuvier, naturaliste catholique, qui défend un temps « immobile » où se reproduit indéfiniment la création et Jean-Baptiste de Lamarck pour qui le temps permet la transformation des espèces.
Avec Charles Darwin, le temps devient une donnée fondamentale de la biologie et de la zoologie, car c’est grâce à lui que la sélection peut s’effectuer. En géologie, la grande affaire du XIXᵉ siècle est l'établissement d'une échelle stratigraphique exprimant la succession des événements géologiques. Elle est étroitement liée à l'adoption du transformisme, puisque l'établissement de cette échelle dépend des fossiles et de leur évolution. Elle fut finalement établie pendant la seconde moitié du siècle. En 1894, Émile Renevier peut présenter une chronologie géologique et l'Américain H.S. William créa, en 1893, le terme de « géochronologie ». En physique, le temps est un continuum dans lequel les phénomènes sont réversibles, mais la « flèche du temps » (le caractère non réversible des déroulements temporels) a finalement été introduite par la thermodynamique.
Le temps est au centre de la réorganisation de nombreux savoirs. Dans de multiples domaines de la connaissance, il apparaît comme une figure d'ordonnancement essentielle, un lieu d'action des processus évolutifs et parfois comme un facteur de production de formes nouvelles. Le temps n'est plus cette étendue immobile dans laquelle se répètent les formes figées de la nature. Il devient théâtre d'événements, lieu de processus. Ce premier pas, déjà important et complexe, en appelle un second : celui de la compréhension des mécanismes par le jeu desquels se produisent les transformations. Pour le positivisme, le temps n'est pas une explication suffisante, il sert à concevoir l’origine des faits qui s'y égrènent. La notion d'espace-temps, amenée par Albert Einstein au XXᵉ siècle, provoquera une remise en cause de la conception du monde positiviste.
7 Le réductionnisme en vogue
La philosophie positiviste n’était pas réductionniste, alors que nombre de scientifiques « positifs » (au sens des sciences positives) l’étaient, surtout entre 1870 et 1950, que ce soit en physique, en biologie et physiologie, en psychologie.
Dès la fin du XIXᵉ siècle, de nombreux physiciens cherchent à ramener toute réalité à des interactions mécaniques ou électromagnétiques. Hermann von Helmholtz, dans Über die Erhaltung der Kraft (1847) postule que toutes les forces, y compris vitales, obéissent au principe de conservation de l’énergie. La raison (valable) était de contrer le vitalisme. Ludwig Boltzmann, Vorlesungen über Gastheorie (1896-1898), réduit la thermodynamique à la statistique des chocs entre atomes matériels.
J. J. Thomson (1897) et Ernest Rutherford (1911), conçoivent la matière comme un système hiérarchique d’unités fondamentales (électrons, noyaux), constituant la base ontologique de toute réalité physique. Ce réductionnisme est mécaniciste : tout phénomène est explicable par des interactions élémentaires localisées dans l’espace et le temps.
Même Ernst Mach, pourtant anti-métaphysicien, finit par soutenir que les sciences doivent « ramener » les phénomènes à des relations élémentaires de sensation — ce qui, paradoxalement, fonde un réductionnisme empiriste (réduction des lois aux données sensibles).
Le réductionnisme biologique est un trait majeur du XXᵉ siècle. Carl Ludwig, Emil du Bois-Reymond, Hermann von Helmholtz (école physiologique de Berlin, années 1850-1880) soutiennent que tout processus vital est réductible à des mécanismes physico-chimiques. Du Bois-Reymond affirme dans Über die Grenzen des Naturerkennens (1872) que « la vie n’est qu’un mécanisme compliqué ». Jacques Loeb, avec The Mechanistic Conception of Life (1912) cherche à produire expérimentalement des phénomènes vitaux (comme la parthénogenèse artificielle) à partir de manipulations chimiques, considérant la biologie comme « une physique de l’organisme ». Sherrington (The Integrative Action of the Nervous System, 1906) et Adrian (prix Nobel 1932) ramènent le comportement à des réseaux neuronaux électrochimiques, selon une logique d’agrégation mécanique.
Le réductionnisme atteint son sommet avec le behaviourisme. Mais là on est aux confins de la science, là où commence l'idéologie. John B. Watson, Psychology as the Behaviorist Views It (1913) : le comportement humain doit être étudié comme un ensemble de réactions physiologiques à des stimuli. Le mental n’a aucune valeur explicative. B. F. Skinner, Science and Human Behavior (1953) : le comportement peut être expliqué entièrement par des lois de renforcement observables — réduction du psychologique au physique. Il s'agit d'éliminer tout recours à des causes psychiques considérées comme relevant d'une métaphysique spiritualiste. On peut dire la même chose des réflexes conditionnés de Pavlov (Conditioned Reflexes, 1927) qui veut promouvoir une physiologie du comportement intégralement matérialiste.
8 La contestation du positivisme scientifique
Le premier choc vient de la physique quantique et de la relativité : elles ruinent l’idée d’un monde strictement matériel, local et déterministe. Werner Heisenberg, dans Über den anschaulichen Inhalt der quantentheoretischen Kinematik (1927) montre que la mesure intervient dans le phénomène ; la causalité classique devient fondamentale, elle n'est plus un pis aller à l'impossibilité de connaitre toutes les conditions initiales.
Niels Bohr, Atomic Physics and Human Knowledge (1958), montre qu'on ne peut plus réduire l'observable à des mécanismes localisés. La complémentarité onde/particule impose la coexistence d'une double explication. Erwin Schrödinger, avec son essai What is Life? (1944) tente de relier la biologie à la physique quantique, mais reconnaît une discontinuité : la vie introduit une « organisation » spécifique, irréductible à la statistique thermodynamique.
La physique abandonne le matérialisme. Le « réel » devient un champ d’événements, de probabilités et de structures d’information — non une collection de particules substantielles. Ce tournant sera analysé par Jean-Louis Destouches (La causalité et les théories physiques modernes, 1946) et Max Born (Natural Philosophy of Cause and Chance, 1949) : la physique devient structurale plutôt que matérialiste.
À partir des années 1930, la biologie moléculaire naissante semble d’abord accomplir le rêve réductionniste : ramener le vivant à la chimie des macromolécules. Mais très vite, ce programme se heurte à la question de l’organisation. Max Delbrück, Francis Crick, James Watson dans la biologie moléculaire (1953–60) expriment une tension interne : elle réduit les fonctions vitales à des structures chimiques, mais ces structures contiennent de l’information. On passe du réductionnisme matérialiste à théorie de l'information. Le vivant n’est plus matière organisée, mais information incarnée dans la matière. L’objet biologique devient un système d’instructions codées, non un simple assemblage de molécules.
Dans l’entre-deux-guerres, puis après 1945, plusieurs courants remettent en cause l’idée d’explication par décomposition grâce aux concepts d’émergence, de niveaux d’organisation et de systèmes.
Nous ne développerons pas ici ces deux derniers aspects, car nous y avons consacré d'autres articles.
Conclusion : des sciences positives en évolution
La fin du XIXᵉ siècle est un moment de prodigieux essor des connaissances au cours duquel découvertes fondamentales et mises au point techniques se succèdent. Ces réussites sont liées aux sciences positives et à leurs méthodes qui dominent les recherches de la fin du XIXᵉ jusqu'au milieu du XXᵉ siècle.
L'expérience est au cœur des sciences positives qui associent méthode inductive et déductive. Dans le premier cas, la théorie est édifiée à partir des observations et dans le second cas, la théorie est première et validée ou réfutée par les faits. La bonne méthode consiste à théoriser de la manière la plus stricte et la plus simple possible, en évitant toute dérive métaphysique.
Il n’y a pas eu de « science positiviste » à proprement parler, mais plutôt une influence positiviste sur l’esprit scientifique à partir de la fin du XIXᵉ siècle : empirisme, primauté de l’observation, confiance dans le déterminisme, rejet de la métaphysique. Comte a davantage marqué la conception philosophique de la science que la science elle-même. Comme le résume Gaston Bachelard au sujet du positivisme comptien : « Le positivisme est la philosophie de la science faite sans la science. » (Le Nouvel Esprit scientifique, 1934, p. 8).
Notre article vise l'accès à la positivité des sciences (leur objectivité, leur efficacité, leur effort de méthode) et non la philosophie positiviste. La différence est nette d'un point de vue ontologique. Le positivisme philosophique (Comte, Needham) était hiérarchique et anti-réductionniste : chaque science a sa cohérence propre. Le positivisme scientifique (Helmholtz, Loeb, Watson, Haeckel, etc.) fut, en revanche, réductionniste et matérialiste, que ce soit par conviction métaphysique ou de méthode : expliquer le supérieur par l’inférieur, le complexe par le simple, et donc le vital par le physico-chimique et, en médecine, la maladie par le biologique. Ce réductionnisme matérialiste n’est pas comtien : il relève plutôt de l’héritage newtonien et mécaniste prolongé par le scientisme du XIXᵉ siècle. Il a été remis en question au sein même des sciences positives.
Le paradigme général des sciences positives a été mis en question sur plusieurs points au XXᵉ siècle :
— On s'est aperçu qu'en réalité, les faits et la théorie interfèrent toujours à des degrés divers.
— Dans les sciences humaines et sociales, l'approche purement expérimentale ne convient pas.
– Les évolutions en physique (la thermodynamique, les théories atomiques) obligent à une ontologie minimale.
– Dans les grandes théories physiques (relativité, gravitation), l'aspect déductif domine.
Il y a bien eu, de la fin du XIXᵉ au milieu du XXᵉ siècle, un positivisme scientifique de fait, non doctrinal, incarné dans les pratiques de laboratoire et les styles de pensée. Mais ce positivisme n’a presque jamais été professé comme tel. Il s’est mué, au fur et à mesure des crises de la physique et de la biologie, en instrumentalisme pragmatique plutôt qu’en dogme empiriste.
Il est intéressant de noter que la remise en question s'est faite de l'intérieur : les avancées de la science positive ont montré que le paradigme appliqué était trop restrictif. Cependant, l'attitude rationnelle propre aux sciences positives garde sa validité et la confrontation à la réalité par l'expérience objective reste le critère de validité déterminant.
Curieusement, depuis le milieu du XXᵉ siècle, le terme positivisme est devenu un épouvantail intellectuel. On accuse certaines pratiques scientifiques d’être positivistes parce qu’elles appliqueraient une causalité linéaire simpliste, parce qu’elles naturaliseraient des phénomènes sociaux, ou parce qu’elles privilégient l'objectivation. Dans ce sens, l’accusation de positivisme vise moins une doctrine précise qu’une attitude jugée réductrice.
Le terme positivisme et devenu synonyme d’idéologie scientiste, justifiant la domination technique et la neutralisation du jugement moral. Jürgen Habermas, dans La technique et la science comme idéologie (1968), voit dans le positivisme une réduction de la raison à l’instrumentalité. La simplification des savoirs et l'instrumentalisation de la technique sont des affaires idéologiques et politiques qui doivent être différenciées de la science comme de la philosophie. La critique d'une science positiviste vise une fiction, car les sciences positives ne sont pas positivistes au sens philosophique et le positivisme scientifique a énormément évolué.
Bibliographie :
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Bachelard Gaston, Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, 1934.
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