Existence et expérience
L'expérience nous donne accès à la réalité. Plus cette expérience sera raffinée, contrôlée et objective (scientifique), et mieux nous saisirons la réalité. Mais si la réalité dépend de l'expérience, la question se pose de savoir ce qui existe intrinsèquement, en dehors de toute expérience. Qu'en est-il du réel ?
Experience gives us access to reality. The more refined, controlled, and objective (scientific) this experience is, the better we will grasp reality. But if reality depends on experience, the question arises as to what exists intrinsically, outside of all experience. What is about real ?
Pour citer cet article :
Juignet Patrick. Existence et expérience. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/existence-et-experience
Plan :
1. La réalité empirique
2. L’être ou le réel ?
3. Ontologie et métaphysique
Conclusion : une ontologie minimale
Texte intégral :
1. La réalité empirique
1.1 Situer la réalité
Au premier abord, et dans le sens courant du terme, la réalité apparaît concrètement et factuellement. Elle se manifeste par des qualités sensibles, par une résistance (par opposition au rêve, à la fiction, à l’imagination, au délire) et par des réactions aux actions. Nous y situons des choses concrètes, des événements, du vivant et de l’inerte, des personnes humaines, des rapports sociaux, etc. La réalité est donc très vaste et hétérogène. Elle apparaît comme telle grâce à l’expérience ordinaire qui est spontanée et se modifie et s’enrichit durant la vie.
L’expérience peut être comprise comme la relation entre l’homme connaissant, en tant qu’entité organisée présente dans l’Univers, et les différents aspects de l’Univers qu’il rencontre. L’expérience est notre relation interactive avec l’environnement, relation qui prend différentes formes selon les circonstances. En effet, l’expérience se construit progressivement dans le temps individuel pour chaque homme et dans les temps historiques pour chaque culture. L’expérience permet de construire des faits et de les rassembler en une multitude de choses, relations, événements que nous déclarons être la réalité. Le concept de réalité a pour référent l’ensemble des entités dont nous pouvons faire l’expérience de manière assurée. On notera bien que la réalité n’est pas le Monde tel que défini plus haut, car ce dernier excède très largement la réalité.
1.2 Trois attitudes eu égard à la réalité
La première attitude vis-à-vis de la réalité est celle de l’empirisme spontané qui suggère que les choses existent là, devant nous, tout simplement. Il s’accompagne d’un réalisme qui admet que ces choses perçues existent réellement et sont telles que nous les percevons (à quelques pièges du sensible près). L’argument du réalisme empirique immédiat est l’évidence. Quelque peu aveuglé par cette évidence, l’empiriste naïf néglige qu’il est l’auteur de cette affirmation d’existence, tout comme il néglige qu’il est le support de l’expérience. Prétendre élider ces deux aspects de l’ensemble du problème est fautif. Kant le premier a signalé cette erreur. Nous connaissons la réalité par l’expérience et notre expérience ne peut être négligée. Elle est « un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître produit de lui-même »1.
L’attitude inverse à celle du réalisme naïf est le constructivisme radical qui suppose que la réalité n’existe que par l’activité humaine qui la construit. Ce n’est pas un scepticisme absolu (qui met l’existence en doute), mais plutôt la croyance dans une efficacité performative appliquée à l’ensemble des phénomènes. La réalité existerait parce que perçue et déclarée comme telle. Maurizio Ferraris décrit cet excès constructiviste de la manière suivante : « dès lors que la connaissance est intrinsèquement construction, alors il n’y a pas de différence de principe entre le fait que nous connaissons l’objet X et que nous le construisons »2. Ce constructivisme radical fait disparaitre l'objectivité. Il dénie ainsi l’évidente résistance de la réalité. Attitude irrationnelle que Ferraris conteste. Il énonce sa position ainsi :
«[...] l'ontologie nous dit que qu'il y a un monde dans lequel nos actions sont réelles et non de simples songes ou imaginations. Je me déclare partisan d'un réalisme minimaliste ou modeste, pour lequel l'ontologie vaut comme opposition, comme limite »3.
Cela semble juste, mais il faut raffiner un peu et préciser le vocabulaire. L’expérience est une relation complexe à notre environnement médiatisée par la perception, organisée par l’intelligence, finalisée par la volonté de connaître et dépendante du contexte culturel dans lequel elle survient. Elle produit ce que l’on appelle la réalité, nous dirons plus précisément la réalité ordinaire ou commune). Cette réalité naît de l’interaction cognitive (à visée de connaissance) entre nous et l’environnement, interaction qui se nomme l’expérience. Supprimons toute interaction avec ce qui nous environne, il ne restera aucune réalité. Mais il serait abusif d’en conclure que le Monde ait disparu. La réalité existe pour nous, relativement à notre expérience de l’Univers environnant, mais quelque chose dans l’Univers existe indépendamment de nous (objectivement).
L’existence objective est conçue à partir de la résistance rencontrée. L’action n’est possible que sous certaines conditions. Connaître empiriquement consiste à cerner cette résistance. Ce n’est pas seulement percevoir (position empiriste) ou comprendre intellectuellement (position rationaliste), c’est mettre l’un et l’autre au service de l’interaction pour bien cerner ce qui résiste. Ce que l’on considère à juste titre comme la réalité vient d’une interaction avec quelque chose qui résiste, qui persiste, qui s’oppose, que nous devons intégrer et respecter (sauf à subir des revers).
Pour résumer, nous associons au constructivisme évoqué ci-dessus le correctif du réalisme, ce qui conduit à une conception nuancée de la réalité. Ce « réalisme constructiviste » suppose une interaction avec l’environnement lors de la construction de la réalité. Il suppose qu’il n’est pas possible de faire abstraction, ni de cette action de connaissance, ni de ce qui résiste. Cela a deux conséquences contradictoires : la réalité n’est pas absolue, mais relative, elle dépend de l’expérience qui la fait surgir. La réalité manifeste une résistance, montrant qu'elle ne dépend pas de notre expérience et qu’elle serait absolue et non relative.
La contradiction est facile à résoudre. Il suffit de se demander ce qui résiste dans la réalité et de séparer ce qui dépend de notre expérience et ce qui ne dépend pas de notre expérience. Qu’existe-t-il au-delà de notre expérience ? Cette question pose le problème ontologique qui nous intéresse et qui se voit ainsi précisé. Il s’agit de conceptualiser ce qui existe dans l’Univers par-delà l’expérience, mais seulement à partir de ses effets attestés sur la réalité par l’expérience. Et non pas par des intuitions intellectuelles dont Emmanuel Kant a montré le caractère illusoire4.
Nous retrouvons ici le postulat posé au départ, celui d’une existence du Monde avec un moyen de le préciser. Nous sommes ramenés à nous interroger sur l’existence autonome de l’Univers en tant qu’elle se manifeste à nous au travers de la réalité. L'objet de notre interrogation ontologique, c’est la structuration de l’Univers tel qu'il existe en soi et s’impose à nous. Cette interrogation s’appuie toujours et nécessairement sur une réalité empirique solidement établie par les sciences et non sur la réalité ordinaire beaucoup trop subjective et incertaine. Nous allons envisager les conséquences de ce positionnement.
1.3 Des types de réalité
La réalité n'est pas homogène, il nous faut donc la catégoriser, ne serait-ce que grossièrement, pour se repérer au sein de ce très vaste ensemble factuel.
On peut distinguer la réalité effective dans laquelle des événements se produisent et influent sur le cours des choses. On peut s'y insérer en agissant pratiquement. C'est une réalité que l'on dira concrète, à laquelle on accède par l'expérience pratique ordinaire. On place dans ce cadre les choses, les évènements et leurs interactions. Mais il existe un autre type de réalité pour l'Homme, c'est la réalité représentationnelle et symbolique. C'est bien une réalité, car l'expérience que l'on en fait n'est pas de moindre importance que celle de la réalité concrète. Elle diffère de la première par son côté abstrait, mais utilise des supports concrets pour sa transmission et dans ses manifestations culturelles.
Il est habituel de placer cet ensemble factuel hors réalité dans l'Esprit, ou le « monde 3 » de Karl Popper, ou la subjectivité. Si on prend pour critère de la réalité l'expérience empirique, ces faits constituent une partie de la réalité. Ils font indubitablement l’objet d’une expérience et ne sont pas supposés à titre hypothétique. Ils sont bien identifiés et présents dans la réalité ordinaire, donnée par l'expérience commune et dans la réalité scientifique produite par les méthodes des sciences humaines et sociales.
Pour situer facilement ces deux types de réalités, prenons l'exemple d'une fiction comme celle du Père Noël. Ce dernier ne fait pas partie de la réalité concrète, mais on ne peut pas dire pour autant qu'il n'existe pas (puisqu'on en parle, qu'il fait l'objet de multiples figurations, de récits, de rituels et qu’il a des effets sociaux). Il existe dans l'imaginaire des enfants, dans les contes, les histoires, les films, l’imagerie populaire, etc., c'est-à-dire dans une réalité que l’on qualifie de symbolique et représentationnelle. Nous avons là un second type de réalité qui a des effets non négligeables.
La réalité immédiate, ordinaire, celle de tout un chacun, est un mélange des deux. Elle est constituée par des choses, des personnes, des événements, des situations, qui sont imprégnés par la dimension sémiotique, fictionnelle, imaginée. Elle forme le paysage de notre vie quotidienne. À côté de ces deux types de la réalité ordinaire (accessible spontanément), on doit distinguer les formes prises par la réalité selon la qualité de l’expérience.
1.4 Deux formes d'expérience
Au sein de certaines cultures, l’expérience a pris une tournure méthodique et positive, dite scientifique. Avec les sciences, nous n’avons plus affaire à des choses, mais à des faits. Quelle est la différence ? Les faits scientifiques sont construits par observation ou expérimentation, qui sont des expériences maîtrisées et contrôlées collectivement. Ils acquièrent ainsi une forte crédibilité. Par ailleurs, les sciences ouvrent des domaines qui s’étendent bien au-delà de l’expérience ordinaire, domaines insoupçonnables autrement.
À partir des considérations sur l’expérience, nous distinguerons deux types de réalités présentant des caractéristiques et qualités différentes : la réalité ordinaire et la réalité scientifique. Elles dépendent l’une de l’expérience commune et spontanée et l’autre d’une expérience méthodique médiatisée par des techniques devenues de nos jours très sophistiquées.
La réalité ordinaire est constituée par des choses, des personnes, des événements, des situations, etc. considérés selon le réalisme empirique spontané. Ce dernier est adapté à la vie quotidienne, car il permet un rapport adaptatif à l’Univers en tant qu’environnement. La réalité scientifique est construite selon une expérience réglée par une méthode aboutissant à des protocoles expérimentaux. Il faut fermement différencier la réalité ordinaire (construite par notre expérience spontanée) et celle des sciences (construite par une expérience méthodique). La réalité ordinaire est trompeuse, elle permet seulement de s'adapter à l'environnement concret de manière plus ou moins heureuse.
Les faits mis en évidence par les sciences sont plus avérés, plus solides, plus crédibles que les faits ordinaires. Ils ont un fort degré d’objectivité. L’expérience est réglée et vérifiée collectivement, ce qui la transforme. Le chercheur se fait agent d’une méthode qui objective des faits et il participe à la communauté scientifique de son époque. La réalité scientifique est constituée collectivement par des faits construits selon une expérience méthodique. C’est ce qui lui donne ce que nous appellerons sa positivité. La positivité consiste à construire des faits précis, assurés et débarrassés d’illusion, afin de constituer un corpus factuel objectif sur lequel on puisse se mettre d'accord. Si connaître consiste à cerner la résistance se manifestant au travers de la réalité, la méthode scientifique est celle qui s’efforce de tester correctement cette résistance.
Chaque science s’occupe d’un ensemble de faits spécifiques valant comme collection. Pour une science donnée, les faits dont elle s’occupe sont homogènes entre eux et appartiennent à un champ empirique circonscrit. Les faits scientifiques dépendent des conditions d’expérience, ils sont donc relatifs, mais ils présentent l’avantage d’être certains. C’est ce que l’on appelle la positivité des sciences, leur capacité à mettre en évidence des faits objectifs assurés. Ce n’est pas une mince avancée pour la connaissance.
Poser les faits comme relatifs à l’expérience, et donc aux conditions d’expérience, institue un relativisme empirique. Pour autant, ce n’est pas un scepticisme ! Que les faits soient relatifs à l’expérience ne veut pas dire qu’il faille douter de leur existence, ni que la réalité soit une illusion. Ils ont un mode d’existence propre qui naît d’une interaction entre l’Homme en tant qu’agent de la connaissance et la part du Monde à laquelle il a accès par les expériences qu’il conduit (que nous nommons l’Univers). L’empirisme tel que nous le concevons est interactif, il correspond à l’interaction d’un Homme faisant partie de l’Univers avec une autre partie de l’Univers, à laquelle il accède. De cette interaction naissent les faits qui sont donc assurés d’exister selon leur mode propre qui est empirique-interactif.
Nous nous prononçons par conséquent contre la classique opposition/dissociation de l’observateur et de l’observé reprise par le positivisme. Cette idée implique la fiction d’un sujet hors du Monde. Un homme cherchant à connaître l’Univers ne peut se prétendre hors de l’Univers. Le dogme de la disjonction radicale entre l'observateur et les faits observés est sans fondement. De plus, le problème de leur interaction et des biais qu’elle introduit est tout particulièrement évident et aigu dans le domaine des sciences humaines et sociales qui nous intéressent ici.
Certes, il y a des cas où l’interaction peut être négligée, si bien que la fiction d’extériorité est sans conséquence. Mais, sans interférence, il n’y a pas d’expérience, et donc aucun fait. L’homme connaissant est une partie de l’Univers dont il suit l’ordre et cela reste vrai dans l’expérience scientifique. L’extériorité instaurée par la science classique entre l’homme et l’Univers est illusoire. La réalité telle que les sciences nous la font percevoir est sans commune mesure avec la réalité ordinaire. Elle est bien plus vaste, elle est mieux classifiée et ordonnée, elle est objectivée. C'est une réalité plus sûre, améliorée et qui s’étend sans cesse avec l’avancée des sciences. Elle définit l'Univers connu. La réalité interactive des sciences bute sur du solide. Qu’est-ce donc que testent les méthodes scientifiques ? Sur quoi bute l’expérience scientifique au travers de la réalité ?
2. Un réel constitutif ?
2.1 Définir le réel
Par rapport à la réalité, nous avons évoqué l’intérêt de supposer quelque chose qui existerait indépendamment de notre expérience. Ce domaine de recherche, plus spécifique à l’ontologie, ne peut être abordé naïvement et directement à partir de l’expérience ordinaire. Des questions comme l'être de telle chose-événement ou de tel fait ne sont pas des questions pertinentes. L’idée d’une existence autonome, d’une « chose en soi », a été avancée par Emmanuel Kant5. Le terme « chose », dans ce contexte, désigne quelque chose en général et non une chose particulière.
S’interroger sur l'être de la fourchette avec laquelle on mange, sur celui de l’arbre présent dans un jardin, ou sur « l'être fleuve du Rhin »6, ou encore sur l'être de la pression atmosphérique, etc., sont des interrogations vaines. Il s’agit de choses disparates, saisies de manière immédiate selon l’expérience ordinaire. Spéculer sur leur être en soi ne peut aboutir à rien. Après Kant, divers courants de pensée ont prolongé cette conception sous diverses formes. Nous nous intéresserons uniquement aux philosophes pour qui « en soi » signifie que quelque chose existe, en général et en dehors de nous, au-delà de notre expérience.
L’Allemand Nicolaï Hartmann a renouvelé le problème. Il s’agissait pour lui de proposer une ontologie sans déduction a priori et en conditionnant la validité des énoncés ontologiques à leur confrontation au champ de l’expérience. Son ontologie visait ainsi à reprendre le problème de la « chose en soi » kantienne et à l’interpréter d’une manière « positive » : la vieille idée de philosophia prima ou d’ontologia doit fournir les fondements d’une théorie de la connaissance. Pour Hartmann, l’ontologie négative de Kant doit être transformée en une ontologie positive7. Mais, ceci ne peut se faire qu'avec une extrême prudence. Nicolaï Hartmann, critique de l’idéalisme allemand, a proposé un réalisme ontologique. Il a développé ce qu’il nomme une nouvelle ontologie (« New Ontology ») comme branche distincte de la philosophie.
C’est la raison pour laquelle nous avons adopté le terme d’ontologie, afin de distinguer notre réflexion de la métaphysique. L’interrogation sur ce qui existe, ce qui constitue l’Univers est commune à l’ontologie et à la métaphysique, mais la façon de théoriser cette interrogation est nettement différente. Dans l’ontologie telle que nous l’espérons, la conceptualisation vient a posteriori des savoirs scientifiques, elle reste dans des limites étroites, elle récuse les approches intuitives (intellectuelles ou immédiates) et elle se place dans un cadre réaliste.
« L'idée d'un réel nécessairement postulé, mais cependant essentiellement inconnaissable est évidemment apparenté à celle de la chose en soi kantienne, et quelles que soient les objections que l'on ait pu formuler [...] contre ce système du réalisme transcendantal, personne n'osera affirmer qu'il faille le considérer comme périmé »8.
Meyerson exprime le néokantisme des milieux scientifiques répandu au XIXᵉ et au début du XXᵉ siècle. Cette attitude implique un scepticisme quant à la représentation que les théories scientifiques fournissent du réel. Le philosophe est poussé au scepticisme par la diversité des théories et leurs évolutions.
Bernard d’Espagnat a proposé en 1980 de distinguer Réel et réalité. Il le réaffirme en 1993 dans Regard sur la matière : pour lui, il faut faire la distinction entre réalité empirique et Réel indépendant. « ce sont deux concepts logiquement différents ». Le Réel est « ce qui existe, que l’on puisse ou non le connaître » et la réalité empirique « ce que nous pouvons connaître par nos sens, aidés de notre entendement »9. C’est une distinction essentielle qui, comme il le note, est ignorée par de nombreux physiciens, sans compter la plupart des philosophes. Nous la reprendrons à notre compte.
Pour le physicien Mario Bunge, « il existe des choses en soi, c'est-à-dire des objets dont l'existence ne dépend en rien de l'esprit humain »10. De plus, selon Bunge, la connaissance de ce qui existe en soi est possible, mais elle n'est « ni directe, ni descriptive ; elle ne peut être acquise que par des voies détournées et par l'intermédiaire de symboles »11 et plus généralement par le développement des sciences. Bunge est réaliste, il soutient la thèse de l’existence et de l’indépendance de ce qui existe. Ce à quoi nous souscrivons. Sous réserve qu’il s'agisse bien du réel et non de la réalité factuelle construite par l'expérimentation scientifique qui, d'évidence, est construite. Mario Bunge évoque aussi des « niveaux » de réalité.
Le terme de « réel voilé » correspond à une existence qui ne se réduit pas aux faits. Elle est cachée, mais pas complètement, car, n’étant pas déconnecté de la réalité empirique, elle peut quand-même être pensé12. Dès 1980, d’Espagnat avait bien posé le problème13. En physique, la relativité et la mécanique quantique sont des théories rivales qui étrangement et peu plausiblement décriraient deux réels différents. Il est préférable de considérer qu’elles ne décrivent que les phénomènes. Le réel n’est du coup pas scientifiquement connu de façon univoque. La science accéderait à la réalité empirique, mais le réel lui serait masqué (voilé). Cependant, il ne s'ensuit pas qu'il n'existe pas (d’Espagnat est réaliste). Le réel voilé existe et il peut être pensé. Le scientifique, par instant, saisit la structure du réel, sans bien savoir à quoi il accède, écrit d’Espagnat dans À la Recherche du réel (Paris, Bordas, 1981).
La proposition de d’Espagnat a été amendée par Michel Bitbol au cours d’une discussion très serrée dans l’article L’aveuglante proximité du réel. Il se demande si la thèse du réel voilé, « ne pourrait pas mieux s’exprimer dans un cadre de pensée intégralement non-dualiste et immanentiste qu’en maintenant la métaphore dualiste d’un « voile » séparant les chercheurs d’une réalité radicalement transcendante »14. Se pose ici le même problème que celui évoqué plus haut au sujet du réalisme. Ce n’est pas la question « d’une réalité indépendante », comme le dit Bitbol, qui est en jeu (car elle ne peut pas l’être), mais d’un réel autonome qui, lui, l’est nécessairement. La distinction entre la constitution de l’Univers et la réalité expérimentale (ici celle de la physique) ne constitue pas un dualisme, car réel et réalité sont imbriqués. Le physicien, par sa théorie et ses expérimentations, touche, saisit, dévoile quelque chose du réel, au travers de la réalité, même si c’est d’une manière incertaine et perfectible.
Ce néokantisme apporte une intéressante contribution à l’ontologie en mettant en avant le terme de réel. Il permet de laisser de côté le terme « chose en soi ». Le réel correspond à une existence qui est attestée indirectement par l’expérience et la connaissance scientifique qui s’y confronte. Nous retrouvons ici notre postulat de départ sous une autre forme. Nous avions posé que le Monde existe et plus particulièrement la partie à laquelle nous accédons, l’Univers. Cette existence, qui se donne à nous par le biais de la réalité empirique, nous la nommons le réel. Constitutif de l’Univers, il existe indépendamment de l’expérience. Le terme de réel a l’avantage d’insister sur l’existence solide, effective et incontestable de ce qui est. Que les hommes ou toute connaissance disparaissent et le réel continuera imperturbablement.
2.2 Comment penser le réel ?
Peut-être est-il besoin, à ce point de la discussion, de signaler la façon, nous nous séparons de Kant. Les choses présentes dans l'environnement ne sont pas simplement, des phénomènes, des manifestations, ce sont aussi les résultats d'une interaction. Quant à la chose en soi, elle doit être considérée comme le concept d'une existence autonome. Enfin, ce qui n'est pas empiriquement saisissable n'est pas pour autant totalement hors d'atteinte. Ce qui existe, considéré comme le réel constitutif de l’Univers, n'est pas inaccessible, car il imprime sa marque à la réalité empirique. Il est seulement nécessaire de se donner les moyens de repérer convenablement et d'interroger cette marque, ce que s'efforce de faire les sciences par leurs méthodes. Partant de là, sur un plan ontologique, on est en droit d’émettre des hypothèses par une conceptualisation appropriée.
Si ce qui existe indépendamment de l’expérience et de la connaissance humaine est le réel, on dira que le réel est indépendant, ce qui signifie qu’il n’obéit ni à nos croyances ni à nos volontés. La conception ontologique qui se dégage de ces postulats est dite « réaliste ». C’est une option qui peut se formuler par : il existe un Monde (Univers) réel qui contient les êtres humains, mais qui ne dépend pas d’eux. Et : l’Univers contient des humains capables de penser le réel constitutif de l’Univers. Le réalisme pose le réel comme catégorie ontologique pour penser l’Univers en lui supposant une existence effective, indépendante de l’humain. Le concept de « réel » correspond à ce que l’on suppose exister en soi, constitutivement, indépendamment de notre expérience et de notre connaissance.
Nous avançons progressivement par rapport à la question de départ. L'ontologie que nous proposons associe un réalisme du fondement à un constructivisme empirique. Les deux se complètent, car ils se définissent et se tempèrent réciproquement. Ce sur quoi bute l’interaction entre le scientifique cherchant à connaître et la partie de l'Univers avec laquelle il interagit, nous le nommons le réel. Ce concept désigne les structures fondamentales constitutives de l'Univers, ses diverses formes d’organisation. En effet, si, dans une démarche ontologique, le Monde doit être posé comme préalable, il est ensuite utile de se limiter à la partie connue du Monde que nous nommons l'Univers. Afin d’éviter des spéculations invérifiables.
Si la réalité est relative à notre rapport empirique à l’Univers, le réel, par opposition, est indépendant et autonome. Un problème surgit : quel rapport concevoir entre les deux ? Il est crucial de le définir, car c'est au travers de cette relation que nous allons pouvoir envisager le réel. En effet, la recommandation kantienne de distinguer entre ce qui est accessible à l’expérience et ce qui est uniquement supposé par la raison est justifiée. Les distinguer sert à ne pas les traiter de la même manière et évite de passer subrepticement du discours sur l’un à un discours sur l’autre. Les faits se donnent par l’expérience, alors que le réel et ses modes d’existence ne peuvent qu'être conçus à titre abstrait. Cette distinction étant faite, on comprend qu’il serait erroné d’appliquer sans précaution les concepts par lesquels nous comprenons la réalité au réel lui-même.
Si l'extension inconsidérée des concepts empiriques au-delà du factuel est à bannir, faut-il pour autant s'en tenir uniquement aux connaissances empiriques et laisser l'être à son mystère ? Nous ne défendrons pas cette idée, car il existe une possibilité de penser le réel grâce à la réalité. En effet, les deux sont indissociables et nécessairement interdépendants. En exploitant cette interaction, il est possible de faire des hypothèses sur le réel à partir de la réalité. Ce qui existe de manière indépendante, le réel, marque nécessairement la réalité et cette marque nous donne des indications sur lui. Il n'y a aucune raison de supposer une coupure entre les deux, coupure qui impliquerait une dichotomie du Monde-Univers. Au-delà du factuel, les modes d’existence ne sont pas des arrière-mondes, ils ne correspondent à aucune surnature, ni à des noumènes idéaux, mais simplement à ce qui fondamentalement est.
Poser l’existence du réel sans rien dire de lui est possible. Cette position agnostique est tout à fait respectable et elle a été adoptée par le positivisme, par l’agnosticisme ontologique inspiré de Kant et accentuée par l'instrumentalisme de Pierre Duhem ou défendu, à sa façon, par Emil du Bois-Reymond, ou encore par Émile Meyerson. Il semble plus pertinent de proposer une ontologie minimale, car l'explication de la réalité n'est (presque) jamais le seul principe des connaissances (philosophiques ou scientifiques) ; elles comportent également un présupposé sur le réel, qui est plus ou moins méconnu ou masqué.
Conclusion : une ontologie minimale
La réflexion ontologique incite à la distinction de deux modes d'existence. Il est souhaitable de distinguer l'existence empirique, qui est celle de la réalité factuelle (phénoménale) produite grâce à notre expérience, de l'existence en soi constitutive de l’Univers (le réel), qui dépasse notre expérience et dont les faits sont la manifestation. D'une manière générale, l’ontologie se prononce sur la nature et la distribution de ce qui existe dans l’Univers, autrement dit, elle concerne la désignation de la réalité empirique et la conceptualisation d’un réel constitutif de l’Univers.
Le premier mode d’existence (celui de la réalité) est empirique, relatif à l’expérience, et le second mode d’existence (celui du réel) est constitutif et autonome. Nous supposons le second par une conceptualisation à partir du premier. On ne peut légitimement se prononcer directement sur le réel, puisqu’il est l’arrière-plan constitutif de ce qui se donne à la connaissance, à savoir la réalité empirique. Il faut donc nécessairement s'appuyer sur des savoirs empiriques solides et vérifiés, c'est-à-dire scientifiques, pour connaître ce qui existe indépendamment et constitue l’Univers.
On peut se forger une idée du réel, mais on ne peut affirmer que le réel soit conforme à cette idée. La démarche ontologique n'aboutit pas à un savoir apodictique. Une ontologie est toujours hypothétique et ne peut prétendre à la vérité (seulement à la plausibilité et à la vraisemblance). Elle se justifie par ses effets sur les connaissances auxquelles elle apporte un fondement explicite utile par son heuristique. Toute conception du réel est sujette à révisions avec l'avancée des connaissances empiriques. L'ontologie se doit d'être prudente et évolutive.
Il n’est pas légitime de décider du réel a priori. On peut toutefois donner des avis sur le réel à partir des divers registres de la réalité que nous réussissons, tant bien que mal, à connaître. Nous soutenons la thèse selon laquelle aux domaines empiriques théorisés par les sciences fondamentales correspondent des niveaux ontologiques légitimement identifiables. Une telle ontologie faite à partir des connaissances scientifiques dépend d'elles. Elle est minimale, fondée sur quelques concepts de base, qui permettent de situer ce qui existe. Elle constitue un cadre conceptuel qui espère être plus heuristique que celui de la métaphysique traditionnelle.
Notes :
2 Ferraris Maurizio, Manifeste du nouveau réalisme, Paris, Hermann, 2014, p. 41.
3 Ibid., p. 68.
4 Intuitions intellectuelles qui sont fondatrices de la métaphysique.
5 Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, 1976, p. 177.
6 Heidegger Martin, La question de la Technique. Essais et conférences, Paris, Gallimard, trad. André Préau, 1958, p. 9-48.
7 Poli Roberto Scognamiglio Carlo Tremblay Frédéric (dir.), The Philosophy of Nicolaï Hartmann, Berlin-Boston, De Gruyter, 2011.
8 Meyerson Émile, Réel et déterminisme dans la physique quantique, Paris, Hermann, 1933, p. 21.
9 Ibid., p. 22.
10 Espagnat (d’) Bernard, Regard sur la matière, Paris, Fayard, 1993, p. 224.
11 Bunge Mario, Philosophie de la physique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 112.
12 Ibid., p. 113.
13 Espagnat Bernard (d’), Klein Étienne, Regards sur la matière, Paris, Fayard, 1993, p. 257.
14 Bitbol Michel, L’aveuglante proximité du réel, Critique, n°576, 1995, pp. 359-383.
15 « […] en tant qu’activité rationnelle, la science n’a pas à prendre a priori des positions ontologiques, ni même à présupposer l’unité du savoir : à peine d’exister, elle doit seulement parier sur l’intelligibilité (au moins partielle) du réel et, jusqu’à preuve du contraire, sur la possibilité d’expliquer tous les phénomènes par un nombre fini de lois simples. Autrement dit, la science n’est ni moniste, ni pluraliste ; elle est tout au plus nominaliste, en ce sens qu’elle refuse de multiplier les êtres sans nécessité. Elle commence donc par se pourvoir d’une ontologie minimale qu’elle s’efforce de maintenir au niveau le plus bas possible ». Scubla Lucien, « Les sciences cognitives, les sciences sociales et le matérialisme », in Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 1992, p. 423.
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Cet article fait suite à : Quelle ontologie proposer aujourd'hui ?