Dans son travail philosophique, Henri Atlan se situe à la lisière du nouveau. Après un doctorat en médecine soutenu en 1958, Atlan devient chercheur en biologie cellulaire, médecin spécialiste d'imagerie médicale. Son doctorat de philosophie a concerné Spinoza et la biologie actuelle. Dans son premier essai important, « L'Organisation biologique et la théorie de l'information », Henri Atlan a proposé une critique précoce de la notion de programme génétique. Le point de vue adopté était en contradiction avec la biologie moléculaire alors dominante.
Au moment où il tente d'appliquer la théorie de l'information aux organismes, le projet est déjà abandonné aux États-Unis. L'importance qu'il accordait au second principe de la thermodynamique et son insistance sur les limites de la théorie darwinienne de l'évolution relevaient davantage d'un attachement aux traditions de la pensée biologique, encore présentes dans la communauté des biologistes français de la seconde moitié du XXᵉ siècle, que d'une anticipation des développements futurs de l'ère postgénomique.
L'un de ses thèmes de prédilection concerne les modèles d'auto-organisation. Cela lui permet d'affirmer l'émergence, à un niveau global d'organisation, de propriétés qualitativement différentes de celles des constituants pris individuellement. Ceci est parfaitement juste et intéressant, mais un peu tardif car déjà évoqué. Cette proposition ne correspond pas à une révolution conceptuelle interne aux sciences, mais à une opération de médiation intellectuelle visant un public encore imprégné d’un modèle causal dépassé. C'est une mise au point visant un public encore imprégné d'une conception statique de la biologie.
Atlan se situe dans une fonction de médiation intellectuelle, assise sur un vrai savoir et une participation à la recherche biologique. Il s'adresse à un public cultivé et à une certaine élite scientifique française. Toutefois il n'ouvre pas des territoires inconnus pour les sciences ; il s’agit de traduire, réorienter et réactualiser des acquis déjà énoncés précédemment et méconnus dans certains milieux.
Il se situe sur la frontière de la biologie post-moléculaire française et de la vision organiscite reprise par Canguilhem. La biologie américaine des années 1950-60 avait déjà déplacé l’essentiel du débat vers les réseaux, la régulation, la dynamique enzymatique, puis vers la biologie des systèmes. Il est l'héritier de ce que des auteurs comme Georges Canguilhem et Jean Gayon ont qualifié un « organicisme philosophique », auquel il tente de donner une légitimité.
Son projet d’appliquer Shannon au vivant était une voie de recherche déjà abandonné dans le contexte anglo-américain. Warren Weaver lui-même avait révisé l'ambition initiale dès les années 1960. Du côté biologique, Kauffman, Jacob, Monod, Prigogine allaient déplacer le terrain vers la dynamique non linéaire, la plasticité, le bruit biologique. Atlan arrive avec un bagage sérieux, et diffuse ses idées à un moment où la discipline a déjà changé de paradigme.
Son insistance sur l'entropie, l'émergence, l'auto-organisation sont légitimes et utiles, mais il n'en est pas l'inventeur. On trouve déjà ces concepts dans les développements sur l'auto-organisation du vivant avec Waddington (1940), chez Turing (1952), et avec les idées d'entropie et de systèmes ouverts de Schrödinger (1944) utilisé par Prigogine (années 1960). Enfin, les limites de la génétique comme programme fermé avaient été dénoncées par François Jacob et Jacques Monod qui introduisent les idées de jeu, de hasard, mettent en avant le rôle du bruit dans Le Hasard et la nécessité (1970). Atlan donne une forme philosophique et une profondeur historique à des idées déjà présentes dans les laboratoires.
Henri Atlan occupe une position de médiation intellectuelle orientée vers un public scientifique et philosophique cultivé plutôt que vers le grand public. Ses travaux ne font pas rupture avec les avancées biologiques contemporaines ; ils réactivent une tradition organiciste française et tentent de traduire des transformations épistémiques déjà intégrées par la biologie anglo-saxonne, réinterprétées dans un cadre philosophique marqué par Spinoza, la thermodynamique du vivant et la cybernétique. Sa critique du « programme génétique » n’anticipe pas l’ère postgénomique ; elle rappelle plutôt, en termes conceptuels, ce que la pratique expérimentale avait déjà rendu évident.
Atlan donne une profondeur réflexive à des changements que les biologistes avaient déjà opérés silencieusement. Il est du rôle de l'épistémologue de mettre en forme les procédés de connaissance déjà utilisés, mais passés sous silence car les chercheurs s'intéressent plus au résultat qu'à la méthode. Ses travaux ont un certain retard temporel et simultanément une actualité, dans la mesure où une partie du public concerné est restée bien plus en arrière. En tant que passeur, il rattrape un train conceptuel parti plus tôt, et que certains ont franchement raté. Par là, il permet une diffusion utile de façons de penser ignorées ou restées latentes.
C'est un problème important pour l'histoire de la pensée que de repérer comment se situe un auteur dans l'évolution des savoirs, à qui il s'adresse, quelle réception a son travail et dans quelle couche de la population se diffuse ce qu'il divulgue. Plus généralement, la philosophie des sciences influence-t-elle les scientifiques ou vient-elle, après-coup, entériner et divulguer des changements épistémologiques déjà effectués ?
Bibliographie :
Atlan, Henri, L’Organisation biologique et la théorie de l’information, Paris, Hermann, 1972.
Atlan, Henri, Entre le cristal et la fumée : Essai sur l’organisation du vivant, Paris, Seuil, 1979.
Atlan, Henri, À tort et à raison : inter-critique de la science et du mythe, Paris, Seuil, 1986.
Atlan, Henri, La Fin du tout génétique ? Nouveaux paradigmes en biologie, Paris, INRA Éditions, 1999.
Atlan, Henri, Le Vivant post-génomique ou qu’est-ce que l’auto-organisation ?, Paris, Odile Jacob, 2011.
Atlan, Henri, Cours de philosophie biologique et cognitiviste : Spinoza et la biologie actuelle, Paris, Odile Jacob, 2018.