Depuis le début du XIXᵉ siècle, une tradition de pensée se tisse pour faire de l'Homme un être de langage, qu'il soit producteur de texte ou même produit par le texte. Il s'agit du langage verbal, les autres étant dévalorisés. Cette tendance au tout-langage (verbal) s'est particulièrement développée en France, mais elle a rencontré des résistances.
Une origine Hegélienne
Le courant pro-langagier antimoderne a commencé avec Friedrich Hegel, qui a reproché à la modernité de priver le peuple de religion et a proposé la solution d’une philosophie-religion de l’Esprit-Un, dont il serait l’annonciateur (le prêtre séculier) porteur de la bonne parole. Cela s'annonce dès la Realphilosophie (1805-1806).
Est venu ensuite Martin Heidegger, qui a prétendu mener un combat contre la rationalité et prôner une séparation complète entre philosophie, science et technique. Il a proposé une philosophie subjective centrée sur la conscience au travers du temps, une philosophie de l’Être détaché de tout étant. Sa prétention était que le philosophe devienne le berger de « l’Être » et que sa parole soit « le langage de l’Être » (Être et temps, Gallimard, 1986, p. 172).
Pour Heidegger, c'est la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme (Die Sprache, conférence de 1950). « Penser en suivant la parole exige que nous allions jusqu’au parler de la parole, auprès de la parole, c’est-à-dire en son parler (et non dans le nôtre), d’y trouver séjour », p. 13). Selon lui il y aurait une autonomie de la parole. On ne saurait fonder la parole à partir d'autre chose (ibid., p. 15) et c'est en son parler (et non dans le nôtre) que se dévoilerait la vérité. Thème d'ascendance théosophique selon lequel le langage parlerait en nous.
La reprise française de Hegel s’est faite par l'intermédiaire de Jean Hyppolite qui, interprétant Hegel, annonce une sorte de rédemption par la parole : « ce monde d'image est l'esprit qui rêve [...] Son éveil est le monde des noms » (La phénoménologie de l’esprit, p. 199). S'inscrivant dans une tradition de dévalorisation de l'image et de l'imagination au profit de la raison et du langage verbal, il suppose un passage du Bild (image) au Name (nom), c’est-à-dire la « rédemption » du sensible par le langage verbal.
La filiation ésotérique cachée
Il existe un lien (masqué) entre certaines traditions ésotériques (théosophie, mystique du Verbe, spéculations gnostiques et kabbalistiques) et l’idée moderne selon laquelle le langage parlerait en nous. Nous passerons sur les traditions théosophiques occidentales (Jacob Böhme, École de la Rose-Croix, Kabbale chrétienne, puis les théosophes du XIXᵉ siècle), pour lesquelles le Verbe est une puissance agissante qui traverse l’humain. Ce thème théosophique se sécularise dans l’idéalisme allemand avec Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling. Chez Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), le langage est « l’être-là de l’Esprit » ; il exprime le mouvement de l'Esprit. Pour Schelling, on note dans sa Philosophie de la mythologie (1827–43), que les mythes sont des « paroles de la nature », le langage parle en nous avant que nous ne le parlions.
Du côté de la linguistique, une amorce a lieu avec Wilhelm von Humboldt. Son ouvrage Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues (1836) considère la langue comme une énergie (ergon/energeia) qui forme la pensée. Une partie de la linguistique moderne vient de cette idée : le langage n’est pas un outil inventé par les hommes ; c’est un « milieu formateur ».
La domination linguistique en France
La période du tout-langage arrive en France à partir de 1950. La linguistique, la sémiotique, sont devenues des sciences pilotes. Ce qui ne pose pas de problème en soi. Chez Saussure, Benveniste, Jakobson, il n'y a pas de filiation directe avec ce que nous venons d'évoquer, mais il y a une volonté d'autonomiser la langue pour en faire un objet d'étude scientifique à part entière. Le linguiste Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916), jusque-là dans l'ombre, prend brusquement de l'importance. L'analyse différentielle de la langue, la dichotomie signifiant/signifié et l’idée que les langues font système deviennent une sorte de paradigme pour les sciences humaines.
Claude Lévi-Strauss se réfère explicitement à Saussure et Jakobson dans son Anthropologie structurale (Plon, 1958). Il propose toutefois un modèle structural original. Quant à Algirdas J. Greimas il fonde une sémiotique générale dans Sémantique structurale (Larousse, 1966). La linguistique devient le modèle méthodologique dominant des sciences humaines. Roland Barthes parle dans Mythologies (Seuil, 1957) d’une extension illimitée de l’analyse sémiologique. Il transfère la méthode linguistique à la critique culturelle (Éléments de sémiologie (1964). Umberto Eco systématise l’ambition d’une « science des signes », d'une sémiologie, dans La struttura assente (Bompiani, 1968) puis dans A Theory of Semiotics (Indiana University Press, 1976). L'humain est un être de langage, un « homme de parole » selon le titre du livre de Claude Hagège (Paris, Fayard, 1985).
La psychanalyse langagifiée
Dès 1951, Jacques Lacan a voulu entrainer la psychanalyse du côté de la parole et du langage. Symbole et langage seraient la « structure et la limite du champ psychanalytique » (Écrits, Paris, Seuil, p. 266). Lacan reformule la psychanalyse freudienne à partir d'emprunts à la linguistique. Le fameux « l’inconscient est structuré comme un langage » apparaît dans Écrits. Le terme « parlêtre » apparaît plus tard, notamment dans Encore (Séminaire XX, 1972-1973, Seuil, 1975).
Lacan ne se contente pas d’utiliser la linguistique : il en fait le principe même de la subjectivité.
Pour Lacan la filiation théosophique est nette. Il affirme explicitement que « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » (Écrits, 1966) et que « Le langage parle » (Séminaire XI, 1964). L'homme, comme parlêtre, serait traversé par la chaîne signifiante. On est très proche d’un thème théosophique sécularisé : le sujet est l’effet d’une structure linguistique qui le dépasse, le fonde, le traverse. Lacan se pose comme le passeur habité par le langage qui serait la vérité de l’inconscient.
Cette tendance a fait école. Chez Jean Laplanche et Serge Leclaire, les signifiants passent du côté de l'inconscient au sens psychanalystique du terme. Des « signifiants purs » chez Lacan ou des « signifiants désignifiés » chez Laplanche, gouverneraient l'inconscient (voir Juignet, Lacan, le symbolique et le signifiant, 2015 et Juignet, Jean Laplanche et la séduction généralisée, 2025). Au passage, la complexité du psychisme est oubliée. Ramener l'essentiel du psychisme humain à un lot de signifiants et faire de la cure un exercice de décodage et de traduction est une orientation de la psychanalyse discutable.
Ces psychanalystes réinventent sous une forme langagière ce qui avait été montré par Freud il y a un siècle. Dans le vocabulaire de Freud, il s'agit de « choses vues et entendues » mais qui n'ont pu être comprises par l'enfant du fait de son immaturité. Sous une forme plus sommaire, ce sont les « traces de perceptions ». Reprendre tout cela sous le terme de signifiant renvoie au langage, sauf qu'ensuite il faut admettre que ces signifiants ne sont pas linguistiques. C'est une réinterprétation de la théorie psychanalytique sous l'égide de la linguistique, elle-même bien malmenée.
La philosophie analytique
Dans la philosophie analytique s'est produit une orientation vers l'analyse du langage. Elle a été décrite par le philosophe américain Richard Rorty dans The Linguistic Turn (Chicago University Press, 1967), recueil d’articles de philosophie analytique. Il y a rassemblé Frege, Russell, le premier Wittgenstein, Carnap ou Quine comme représentants d’une réorientation majeure : les problèmes philosophiques deviennent des problèmes de langage. L'appellation de « tournant linguistique » est restée.
Mais la problématique est ici tout autre. Il ne s'agit pas de trouver la vérité dans le langage, mais au contraire de dénoncer les errements de la pensée produits par le langage verbal. On y retrouve toutefois cette tendance à attribuer au langage une puissance qu'il n'a pas. Si les mots et la grammaire sont trompeurs, c'est parce que les concepts sous-jacents ne sont pas explicités ou sont biaisés par des effets de langage.
Dans la philosophie analytique, le tournant linguistique est plutôt une critique des pièges du langage. Ludwig Wittgenstein, dans l'édition posthume de ses derniers travaux sous le titre Philosophische grammatik (1969), traduit par Grammaire philosophique, accorde une attention à la grammaire définie comme « le livre de compte du langage : ce qu'on doit y trouver ce ne sont pas les impressions qui accompagnent le langage mais les transactions linguistiques réelles » (Grammaire philosophique, p. 119). Le niveau linguistique est mis en avant mais la question de la pensée, du concept, du calcul, du raisonnement ne sont pas abandonnées pour autant.
Dans la tradition analytique, le « tournant linguistique » n’a jamais signifié un « tout langage », au sens d’une ontologisation du signe ou d’une dissolution du concept. C’est même l’inverse : le langage y est mis en avant pour désamorcer les illusions philosophiques, non pour remplacer la pensée, la logique ou le raisonnement.
La posmodernité
La postmodernité (identifiable à partir des années 1970) ne s'inscrit pas dans l'impérialisme du Verbe mais hérite de la tendance à mettre en avant les « textes », les « discours », les « récits ». La réalité tant humaine que sociale est ramenée à un ensemble de discours ou de récits, qui sont d'ailleurs critiqués, mis en question. En particulier, on note un scepticisme marqué à l’égard du grand récit de la modernité : celui de l’émancipation par la raison et la connaissance, combiné au rationalisme universaliste des Lumières.
Dans la vision postmoderne, la réalité sociale est structurée par des pratiques discursives et des récits qui légitiment les institutions et les savoirs (Foucault, Lyotard). Ces discours doivent être déconstruits car ils produisent des effets de pouvoir jugés délétères. Le langage n’est pas vu comme une essence ou un principe organisateur de l’être (humain ou social), mais comme un vecteur de discours considérés comme suspects. Des jeux de forces méconnus traversent les discours — ce que Foucault appelle précisément « les régimes de vérité » (Surveiller et punir, 1975 ; La volonté de savoir, 1976).
Une dissidence sémiotique
Discipline nouvelle dans le paysage intellectuel apparue vers 1970, la sémiotique élargit la linguistique aux divers systèmes de signes dont les images et les symboles. Comme évolution au tout-langage, nous donnerons l'exemple de François Rastier. Il a contesté la réduction de l’humain à une « structure linguistique » et récuse une ontologisation du langage. Son œuvre se situe plutôt en réaction – argumentée et méthodique – à l’égard des dérives structuralistes et poststructuralistes qui ont voulu faire de l’homme un pur ensemble de signes. Toutefois, on y retrouve l'idée humboldtienne du langage comme milieu.
Dans sa Sémantique interprétative (Paris, PUF, 1987), il s’oppose explicitement à l’idéalisation du signifiant du premier Barthes, à
l’extension indifférenciée de la sémiologie à « tout fait culturel », à la clôture du système saussurien tel qu'il a été réinterprété par Lévi-Strauss ou Jakobson. Il critique aussi la dérive de Lacan lorsqu'il prétend que l’inconscient serait un langage. Il dénonce le structuralo-linguisme qui a produit une hypostase du signe. Pour cet auteur, l’humain n’y est jamais réduit à un « effet de langage », mais au contraire replacé dans un tissu de pratiques, d’œuvres et de traditions.
Pour François Rastier, le sémiotique « est une part essentielle de l’environnement humain, en quelque sorte un milieu » (Faire sens, De la cognition à la culture, 2018, p. 29). L’espace humain sémiotique serait constitué de zones différenciables par leur densité symbolique, leur degré de codification et leur type de médiation.
Rastier propose une typologie de cet environnement :
– Une zone sémiotique et symbolique : le monde des représentations, des signes institués, du langage. Il y place les discours, les textes, les images, les mythes. La zone sémiotique concerne les significations instituées (le dire, le symbolique, la narrativité).
– Une zone noétique, réflexive. C'est le monde des valeurs, de la pensée, de la science, de la métaphysique. Elle concerne les significations de vérité ou de valeur (le penser, le réfléchir, le normatif).
Il laisse place à une zone physique non sémiotisée, perçue sensoriellement, et à une zone praxéologique de l’action et de la transformation par les techniques.
En effet, les humains vivent dans un environnement double. Un environnement proximal, qui est transformé par les techniques et la culture (elle-même composite). C'est un milieu historique, pluriel et diversifié qui, de nos jours, évolue rapidement. Ils vivent aussi dans un environnement distal qui est l'écosystème terrestre. Une pragmatique conséquente doit tenir compte des deux.
Le refus anthropologique
Durand est l’un de ceux qui ont résisté à la linguistique, pour faire valoir les droits de l'imagination symbolique (L'imagination symbolique, 1964). Gilbert Durand s’est opposé à Claude Lévi-Strauss en mettant en avant son « archéotypologie » contre le structuralisme du second.
Durand a fait de l’imaginaire un carrefour anthropologique, et de l’imagination la norme de la pensée humaine. Cet auteur a regroupé les formes de l'imaginaire autour de grands schèmes structuraux qui ont un rapport avec l'organisation biologique tout en leur reconnaissant une autonomie, une dynamique propre. L’un n’exclut pas l’autre.
Il a opté pour une description de l’imaginaire, qui l’a amené à une classification des différentes formes. Schèmes, archétypes et symboles, sont classés en régimes distincts eux-mêmes articulés en structures (Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 499). Les symboles sont le développement d’un même thème archétypal, des variations sur un archétype (ibid., p. 41). Par exemple, au schème de l’élévation, correspondent des symboles verticalisants auxquels s'opposent ceux de la chute. Ils font partie du régime diurne caractérisé par l’antithèse.
Il accorde une importance majeure aux images-symboles qui sont un mixte : « L’analogon que constitue l'image est toujours intrinsèquement motivé, c’est-à-dire est toujours un symbole » (Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 25). Et « dans le symbole, il y a homogénéité du signifiant et du signifié au sein d’un dynamisme » organisateur et que, par là, l'image diffère totalement de l’arbitraire du signe » (ibid.). Pour Durand, l’univers symbolique n’est « rien de moins que l’univers humain tout entier » (Champs de l’imaginaire, p. 711). Passer d'un impérialisme du verbe à un impérialisme du symbole n'est guère plus satisfaisant.
Conclusion : un homme pluriel
Au milieu du XXᵉ siècle, l'humain ne pense plus, il parle, ou pire, il est parlé. Il devient une sorte de générateur de texte, ou bien le jouet d'un texte, d'un Verbe préexistant. C'est un « parlêtre » produit du langage. Cette tendance panlagagière se lie, dans le contexte français, à la montée du structuralisme. Elle s'est répandue des années 1950 jusqu'au début des années 1980. Cette mode a été critiquée sous le terme d’« inflexion linguisticiste » par le philosophe Vincent Descombes. Le prolongement postmoderne du linguisticisme a été la réduction du réel à un tissu de discours ou de récits à déconstruire.
Pendant un moment, en France, la mode verbo-langagière a emporté avec elle toutes les sciences de l'humain et de la culture, faisant de l'homme un moulin à parole, un générateur de texte, ou pire un être généré par le langage verbal. Certes, le langage verbal dont il dispose tient un rôle majeur. Mais il y a d'autres langages (gestuel, imagé, musical) et surtout il est plus qu'étrange de vouloir évincer la pensée et le psychisme au profit du verbe.
On ne peut légitimement réduire la pensée à du langage pas plus que le psychisme à un inconscient langagier. Il y a diverses formes de pensées parfaitement identifiables irréductibles (Juignet, La pensée et sa genèse, 2019) et le psychisme a une complexité que Sigmund Freud avait commencé à découvrir dès la fin du XIXᵉ siècle. Engloutir l'humanité dans le langage verbal est un errement du milieu du XXᵉ siècle, qui a été particulièrement prononcé en France. L'humain est à la fois physique, chimique, biochimique, biologique, psychique, cognitif, sémiotico-culturel et social. Dans une anthropologie conséquente, aucune dimension ne peut être négligée.
Bibliographie :
— Éléments de sémiologie, Paris, Seuil, 1964.
Eco Umberto, La struttura assente, Turin, Bompiani, 1968.
— Semiotica e filosofia del langagio, Turin, Giulio Enaudi, 1984. (Trad PUF, 1984)
— A Theory of Semiotics, Indiana University Press, 1976.
Durand Gilbert, L'imagination symbolique, Paris P.U.F., 1964.
— Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, Paris 1992.
— Champs de l’imaginaire, ELLUG, Grenoble, 1996.
Foucault MIchel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
La volonté de savoir histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976.
Hagègge Claude, L'homme de parole, Paris, Fayard, 1985.
Hegel Friedrich, (1805), La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1982.
Heidegger, Martin, « La parole (Die Sprache) », in Acheminement vers la parole, Gallimard, 1976.
Hyppolite Jean, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1941.
Juignet, Patrick. Lacan, le symbolique et le signifiant. Philosophie, Science et Société. 2015. https://philosciences.com/lacan-symbolique-signifiant
— Un homme pluriel. Philosophie, Science et Société. 2018. https://philosciences.com/anthropologie-autonomie
— La pensée et sa genèse. Philosophie, science et société. 2019. https://philosciences.com/origine-pensee.
— Jean Laplanche et la séduction généralisée. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/jean-laplanche-seduction-generalise
Lacan Jacques, Écrits, Paris, Seuil,1966.
— Encore Séminaire XX, 1972–1973, Seuil, 1975
Rastier François, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987.
— Faire sens De la cognition à la culture, Paris, Classiques Garnier, 2018.
Saussure Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1916.
Wittgenstein Ludwig, Grammaire philosophique, Paris, Gallimard, 1980.