Maladie coronarienne et psychosomatique
La maladie coronarienne n'est pas due uniquement à l'athérosclérose. Le spasme coronarien peut être en jeu. Or un tel spasme peut être d'origine psychique. La maladie coronarienne a donc un aspect psychosomatique que l'on ne peut négliger. Dans ce cas, la relation entre médecin et malade joue un rôle thérapeutique non négligeable.
Coronary artery disease is not solely caused by atherosclerosis. Coronary spasm can also play a role. Such spasm can, in fact, have a psychological origin. Therefore, coronary artery disease has a psychosomatic aspect that cannot be ignored. In this case, the doctor-patient relationship plays a significant therapeutic role.
Pour citer cet article :
Delourmel Christian. Maladie coronarienne et psychosomatique. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/maladie-coronarienne-et-psychosomatique
Plan :
Introduction : une requalification du psychisme
1. Cas cliniques cardiologiques
2. Théories sur les troubles cornariens
3. Maladie coronarienne et spasme vasculaire
4. La théorie du spasme vasculaire
Conclusion : les troubles coronariens ont une composante psychosomatique
Texte intégral :
Introduction : une requalification du psychisme
Dans un texte publié récemment, Médecine et Psychosomatique (Delourmel, 2025), j’avais évoqué quelques-uns des « obstacles épistémologiques » qui sont à la source du dialogue de sourd qui prévaut habituellement dans les échanges entre les médecins et les psychosomaticiens, mais aussi bien souvent entre les membres d’une même discipline. J’avais donné comme exemple « de cage épistémique la théorie de l’athérome, qui fut en médecine le paradigme quasi exclusif pendant la première moitié du XXᵉ siècle de la maladie coronarienne et plus largement de la maladie vasculaire.
L’une des incidences de ce paradigme est de constituer un cadre de pensée qui exclut la prise en compte de la vie relationnelle et psycho-affective dans le déterminisme de la pathologie coronarienne. Le paradoxe, c’est que ce sont les travaux menés dans le cadre de cette théorie - mécaniciste- qui ont permis de remettre à l’honneur dans les années 1960-1970 la théorie- dynamique- du spasme vasculaire qui avait été totalement abandonnée dans les décennies précédentes. C’est un exemple « étonnant de l'histoire des idées, [car] l'application d'un paradigme débouche sur une nouveauté qui remet en question un autre aspect du paradigme, comme le souligne Patrick Juignet qui en donne un exemple chez Freud. Dans Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques. Juignet montre comment l'application stricte du paradigme de la maladie accepté à cette époque, a conduit Freud jusqu'à un objet d'une grande complexité, le psychisme. C’est, poursuit-il, un « cas d'école épistémologique ». Freud, en tant que neurologue, s'inscrit dans le schéma de la maladie en cours vers 1880 et il s'en sert. Mais sa rigueur lui impose de déplacer l'assise purement biologique de la maladie et de proposer une autre assise, psychique.
C’est un cas « d’école épistémologique » analogue que notait en 1979 Henri Atlan dans la prise en compte par les biologistes, au milieu du XXᵉ siècle, de l’antagonisme de la vie et de la mort, au fondement de l’organisation des êtres vivants. Je résume son propos. Cet antagonisme avait fini par s’imposer dans le monde de la biologie, après une longue période où le discours scientifique était dominé par le courant majoritaire d’une pensée technologique dont le propos explicite était d’exclure, comme non pertinent, le fait d'interroger la vie et la mort dans les laboratoires. Ce courant de pensée, strictement opérationnel, en était venu au fait qu’on ne s’intéressait plus qu’à la logique de l’organisation des systèmes vivants. Mais, paradoxe de cette logique, c'est dans ce contexte de recherches purement opérationnelles qu’on a fini par retrouver l’intuition des anciens sur cet antagonisme entre vie et mort, complètement disparue dans la conscience moderne.
Cette redécouverte va engendrer de nouvelles interprétations de cet antagonisme à la lumière de la théorie scientifique contemporaine, la nouveauté de cette redécouverte étant d’avoir mis en lumière une coopération paradoxale de la vie et de la mort dont le résultat est une représentation dynamique de l’organisation d’un système vivant. C’est, poursuit Atlan, « cette coopération antagoniste et paradoxale de la vie et de la mort au sein des systèmes vivants, que l’on découvre maintenant à l’intérieur même de l’individu, à l’intérieur même de n’importe quel système vivant, y compris le système le plus élémentaire, celui de la cellule » (Atlan, 1979, p. 280). C’est dans ce fil qu’il va avancer la notion d’un principe de désorganisation-réorganisation permanente, Freud étant selon lui le premier à en avoir eu l’intuition avec la dernière théorie des pulsions (Delourmel, 2024, p. 166-185).
C’est un même cas d’école épistémologique que l’on peut identifier dans le retour en médecine dans la théorie dynamique du spasme vasculaire, abandonnée depuis des décennies au profit de la théorie - mécaniciste - de la maladie athéromateuse. Ces changements de paradigmes dans l’interprétation du système vasculaire ont des incidences clinico-théoriques considérables dans la pathologie coronarienne. Je vais développer ces points en abordant les aspects cliniques, théoriques et épistémologiques.
1. Cas cliniques cardiologiques
Fibrillation ventriculaire
Un vendredi matin comme les autres. Coup de téléphone, très matinal, d’un de mes associés. Il vient de consulter à domicile un cultivateur de cinquante-cinq ans qui l’avait appelé pour une vague douleur survenue brusquement à l’épaule gauche en trayant ses vaches. Mon collègue est le médecin traitant de la famille depuis de nombreuses années mais n’a jamais eu à soigner cet homme qui ne présente aucun antécédent médical notable. Il pense plutôt que c’est rhumatismal, mais évoque cependant la possibilité d’une angine de poitrine malgré l’absence de douleur rétrosternale. Il me demande si je peux aller au domicile de cet homme lui faire un électrocardiogramme (ECG) avant mes consultations. (J’assurais la cardiologie d’urgence et de première intention dans notre maison médicale). Sur la route, je rencontre mon collègue qui décide de revenir au domicile du malade avec moi. Le malade est debout et ne semble pas beaucoup souffrir. L’examen clinique est normal. Je pose les électrodes tout en bavardant avec le malade, sa femme, mon collègue. Je dis au malade que cela ne doit pas être bien grave, mais qu’il vaut mieux en effet faire un ECG par sécurité, comme l’a demandé le docteur M.
Surprise : les dérivations précordiales révèlent un fort courant de lésion sous-épicardique antéro-septal avec abrasion de l’onde r physiologique initiale en V1, V2, V3 et V4 (onde de Pardee). Il s’agit d’un infarctus antéro-septal massif. Sous l’effet de la surprise, je fais une grimace et au lieu de m’adresser au malade pour lui expliquer, je m’adresse à mon collègue en lui communiquant le diagnostic et en évoquant la nécessité d’une hospitalisation en urgence. Je m’aperçois que le malade me regarde intensément. Soudain, son visage devient violet et il perd connaissance. L’ECG montre une fibrillation ventriculaire, signe d’un arrêt cardiaque imminent. Massage cardiaque, xylocard, appel au SAMU : sa femme qui se tord les mains. L’ECG est toujours en marche : un court moment, passage en tachycardie ventriculaire, puis retour de la fibrillation ventriculaire. Le malade est sans connaissance. Quand le SAMU arrive très peu de temps après, le malade est mort, il n’y a plus rien à faire.[1]
Infarctus du myocarde
Un samedi matin de novembre, je me rends comme chaque mois avant mes consultations au domicile des F pour la prise de sang et la consultation de madame F, 64 ans, que je suis depuis plusieurs années pour une polyarthrite rhumatoïde très inflammatoire et très invalidante. La moindre activité lui demande un temps infini, elle est devenue complètement dépendante de son mari qui est en retraite et qui ne la quitte pratiquement pas. Il consacre tout son temps à s’occuper de sa femme, l’aide à se laver, à s’habiller, à se mettre debout, à se coucher, à manger. Monsieur F est un homme toujours pressé, toujours sautillant, toujours en forme, très actif. Les évènements de la vie ne semblent pas avoir de prise sur lui. Le fait d’être totalement accaparé par sa femme ne parait pas le gêner. Comme dit sa fille, « papa ne se plaint jamais, ce n’est pas comme maman ».
Je suis également Monsieur F, 66 ans, depuis trois ans pour une hypertension artérielle ancienne, bien équilibrée par le traitement. Les paramètres biologiques et son fond d’œil contrôlés régulièrement sont normaux, idem pour l’Electrocardiogramme qui est toujours normal. Comme d’habitude, c’est le même rituel pour la prise de sang de madame F, soigneusement préparée par son mari : coussins sous la nuque, sous les pieds, les coudes, les genoux, le bras gauche déjà tendu. Comme d’habitude, les mêmes plaintes habituelles sur l’impuissance des médecins à la guérir. Comme d’habitude, madame F me fait écouter les craquements de sa colonne vertébrale : elle se sent tellement raide qu’elle a l’impression qu’elle pourrait se casser.
Ce matin-là, monsieur F est agité : « docteur, depuis ce matin, j’ai une gêne dans la poitrine ». L’examen clinique est normal. L’électrocardiogramme montre une nécrose myocardique étendue qui sera confirmée par l’augmentation des enzymes cardiaques. J’adresse ce malade en urgence dans un centre de soins intensifs en cardiologie. L’évolution immédiate est favorable. Au bout d’une quinzaine de jours, son état de santé est jugé suffisamment satisfaisant par le cardiologue pour qu’il soit transféré dans le service de médecine de l’hôpital de Josselin où je pourrai assurer le suivi du patient avec la collaboration du cardiologue. À la demande du malade et de sa famille, une chambre à deux lits lui a été réservée pour que sa femme puisse être avec lui. Je le verrai quotidiennement. La bonne évolution se poursuivant, nous prendrons, en accord avec son cardiologue, la décision de sa sortie au bout de trois semaines, d’abord pour une convalescence dans la maison de retraite de Josselin où sa femme et lui ont réservé un appartement. Ils comptent y séjourner quelque temps avant de retourner à leur domicile.
Quelque temps après, je suis appelé en visite dans cet appartement de la maison de retraite, pour une simple consultation de contrôle. L’examen clinique est normal. Pas de dyspnée, la tension artérielle, qui s’était stabilisée sans hypotenseur depuis son infarctus, est normale. Le tracé électrique montre une amélioration de l’ischémie myocardique. Je lui fais part de cette amélioration et évoque avec lui et sa femme la possibilité de leur retour à leur domicile, ce qu’ils souhaitent ardemment tous les deux. Je lui propose de le revoir dans quinze jours pour en reparler. Trente minutes après cette visite, je suis rappelé d’urgence à la maison de retraite : il vient de mourir subitement en allant déjeuner.[2]
Les morts subites de ces deux patients me hanteront longtemps. Surtout la première. À cette époque, je m’étais seulement reproché une faute de tact, qui entrait en contradiction avec mes valeurs humanistes. Mais la vague intuition que mes paroles maladroites avaient pu jouer un rôle dans le déclenchement de cette arythmie ventriculaire mortelle ne trouvait pas de prise en charge intelligible dans ma théorie médicale de référence. À cette époque en effet, mon « joker » théorique sur l’infarctus du myocarde était la maladie athéromateuse, et comme tous les médecins de ma génération, je m’en satisfaisais. C’était en effet le paradigme dominant, sinon exclusif, qui organisait la conceptualisation de la pathologie coronarienne, et plus largement de la pathologie vasculaire. Or, comme on va le voir dans ma lecture critique du livre sur l’infarctus du myocarde des professeurs Himbert et Lenègre (1967), ce paradigme excluait de son champ dans le déterminisme de la maladie coronarienne les éléments qui n’entraient pas dans sa cohérence propre, et en particulier la vie psycho-affective.
En ce qui concerne le deuxième patient, j’avais bien pensé à la dépendance de sa femme et à la contrainte quotidienne qu’il allait retrouver en revenant à son domicile. Mais comme pour le cas précédent, mes références théoriques de l’époque ne me permettaient pas d’aller au-delà de cette vague intuition et d’apporter un autre éclairage que celui de mes références théoriques de l’époque aux questions soulevées par ce cas comme par le cas précédent. À savoir : pourquoi un infarctus du myocarde ? Pourquoi un infarctus ce jour-là ? Pourquoi une mort subite ?
Crise massive d’angoisse avec menace d’angor
Une anecdote m'a été rapportée par un confrère. Le récit est le suivant. Alors que j'étais à Ajaccio (j’étais alors urgentiste), j'ai été appelé pour un capitaine de gendarmerie qui faisait une crise cardiaque. Branle-bas de combat, départ en hélicoptère avec la trousse d'urgence et un ECG portatif. Nous atterrissons dans un champ dans lequel je vois le capitaine allongé par terre, haletant et semblant souffrir.
Devant l'urgence, je branche immédiatement l'ECG portatif. Et là : tout est normal. Rythme régulier, ondes sans anomalies. Rien ! Je prends le pouls, ausculte, tout semble aller. Pourtant mon homme halète, souffre, ne va pas bien. Je branche une perfusion et nous transportons l'homme en hélicoptère jusqu'à l'hôpital, où il est mis dans un lit en cardiologie. Je vais pour retourner à ma salle de garde et je me dis en marchant : « ce n'est pas possible ! ». Réflexion confuse, il faut bien l'avouer. Je retourne à la chambre du capitaine et lui demande de la manière la plus empathique possible quelque chose comme : « Mais enfin, que se passe-t-il ? » Et, là, il explose : « Je les connais, je sais qui c'est et on m'interdit de les arrêter ! ». La formule « Mais enfin, que se passe-t-il ? » était destinée à ne pas parler du somatique, mais à orienter immédiatement vers autre chose : ce qui se passe dans la vie.
Le conflit psychique s'était transformé en crise d'angoisse aigue avec des manifestations de type angor. Avec la symbolique de « touché au cœur », atteint dans ses convictions profondes. Du coup c'est ma propre conviction qui s'est forgée là, sans que j'y prenne garde. Si j'explicite mon « c'est pas possible », c'est un refus, pour ainsi dire offusqué, de la situation dans laquelle je me trouvais et qui n'aboutissait à rien. Pas de signes d'atteinte cardiaque. Pas de simulation dans ce cas. Donc rien, aucune cause identifiable. Aboutir à rien, alors qu'il se passe quelque chose de grave pour le patient m'a obligé à réagir pour sortir du rien. Accepter le rien aurait été un déni de ma fonction soignante. Cela me rappelle dans ma pratique de psychiatre un certain nombre de patients qui venaient parce que leur généraliste leur avait dit qu'il n'y avait « rien ». Le rien a été aussi la perplexité de Freud pour ce qu'on nommait à l'époque l'hystérie. Des symptômes neurologiques évidents, mais pas de lésion nerveuse, donc : rien. Le « joker » de l'époque était la simulation, l'exagération, le théâtralisme, le pithiatisme. Freud ne s'est pas satisfait du joker [3].
2. Théories sur les troubles cornariens
Maladie coronarienne et athérome
Dans les années 1950, les travaux anatomiques avaient permis de mettre en évidence la grande fréquence des lésions athéromateuses sténosantes au cours des autopsies pratiquées chez des malades décédés de maladie coronarienne. Ces constats anatomiques avaient conduit à privilégier de façon quasi exclusive la théorie-mécaniciste, de l’athérome. Dans leur livre consacré à l’infarctus du myocarde (1967), les professeurs Himbert et Lenègre, dont l’autorité était internationalement reconnue, abordent la question de l’infarctus du myocarde de ce seul point de vue de l’athérome, en excluant comme on va le voir toute référence à la vie relationnelle et psycho-affective. Je vais mener ma lecture de leur livre en regard des trois questions soulevées par mes deux cas d’infarctus du myocarde.
Pourquoi un infarctus du myocarde ?
Selon ces auteurs, la véritable cause de l’infarctus du myocarde est inconnue. Mais comme l’athérosclérose coronarienne représente la condition essentielle de la maladie coronarienne et de la nécrose myocardique, ce sont donc selon eux les facteurs étiologiques connus de l’athérosclérose coronarienne qui représentent le substrat habituel de l’infarctus du myocarde et ses facteurs déclenchants. Ces auteurs passent en revue la liste des facteurs étiologiques de la maladie athéromateuse (hérédité, hypertension artérielle, troubles des métabolismes des lipides et des glucides, obésité, tabagisme). Ils développent leur argumentation en s’étayant sur des données statistiques de fréquence pour établir un lien causal linéaire entre ces facteurs de risques, la maladie athéromateuse et la maladie coronarienne chronique et /ou aigüe. Et c’est en toute logique de cette conception qu’ils concluent que la prévention consiste en un régime alimentaire équilibré, l’abstention du tabac, le traitement de l’hypertension artérielle et des troubles métaboliques.
Mon propos n’est évidemment pas de remettre en cause le bien-fondé de ces conseils préventifs, qui gardent toute leur pertinence, mais seulement de pointer l’absolutisme de cette conception qui, malgré sa fécondité, est insuffisant pour rendre compte de la complexité des causalités en jeu dans le déterminisme de l’infarctus du myocarde. En suivant pas à pas leur argumentation, on constate qu’elle repose sur une perspective étiologique linéaire de la maladie coronarienne qu’ils conçoivent à trois niveaux. Premier niveau : les facteurs de risques. Deuxième niveau : l’athérosclérose. Troisième niveau : la maladie coronarienne chronique et/ou aigüe. Entre ces trois niveaux, un lien causal de type linéaire est établi, soit à partir d’un simple constat de fréquence (fréquence de l’hypertension artérielle et des troubles métaboliques), soit à partir de données statistiques. À aucun moment n’apparaît dans leur étude l’utilité de se référer au contexte évènementiel ou à la vie relationnelle et psychoaffective du malade, ni dans le raisonnement étiologique et physio-pathologique, ni dans l’approche thérapeutique.
Pourquoi cet infarctus et ce trouble du rythme mortels ?
La réponse de ces deux auteurs est également statistique. 90 % des infarctus se produiraient inopinément. Ils font part cependant d’une réserve : dans 10% des cas, on retrouverait dans les heures ou les jours qui précèdent l’accident cardiaque la notion d’un facteur déclenchant possible comme un effort physique inhabituel, une violente émotion, un repas copieux, un traumatisme. Mais ils en minimisent immédiatement la portée en disant que les mécanismes qui pourraient rendre compte de ces facteurs sont largement hypothétiques et que de toute façon ces facteurs n’agiraient que sur des cœurs déjà atteints d’une athérosclérose coronarienne significative. Il est curieux de noter que cette fois ces auteurs ne se précipitent pas pour établir un rapport causal à partir d’un constat statistique de fréquence. 10%, c’est pourtant le même pourcentage qu’ils avaient relevé pour le diabète sucré.
Ces morts subites par troubles du rythme ventriculaire seraient imprévisibles, tout sujet atteint d’un infarctus récent étant exposé à mourir de façon soudaine, absolument inopinée, du fait de la survenue d’une pause cardiaque ou plus souvent d’une tachycardie et fibrillation ventriculaire. La proportion de ces morts imprévisibles s’élèverait à 6% des infarctus hospitalisés. Là encore, à aucun moment n’est évoquée l’incidence possible de la vie relationnelle et psychoaffective dans le déclenchement de ces troubles du rythme mortels. Pourtant, il est bien difficile de ne pas s’interroger sur le rôle du contexte évènementiel et émotionnel dans la mort brutale de mes deux patients. Certes, chez le premier patient, la tachycardie et la fibrillation ventriculaires surviennent dans les premières heures de la nécrose myocardique, à un moment où ce risque est statistiquement le plus fréquent. Cependant c’est dans les secondes qui suivent la manifestation de mon inquiétude que le malade décède.
Dans le deuxième cas, on ne peut plus invoquer le risque statistique de mort subite qui existe dans les premiers temps d’une nécrose myocardique aiguë. Le décès du patient survient en effet plus de trois mois après le début de l’infarctus, alors que ces trois mois s’étaient déroulés sans aucune complication. Ce décès brutal s’était produit à un moment où le risque de mort subite est devenu minime si on se réfère aux statistiques de ces deux auteurs. D’ailleurs leur étude ne dépasse pas la sixième semaine après le début d’un infarctus du myocarde, époque où selon eux le risque de décès est réduit à 2%. Comme dans le deuxième cas, il est difficile de ne pas introduire le contexte relationnel et psycho-affectif dont je mesurais depuis plusieurs années la lourdeur au cours de mes visites, mensuelles, à leur domicile.
3. Maladie coronarienne et spasme vasculaire
Athérome ou spasme vasculaire ?
Dans les années 1950-1970, la référence théorique dominante en matière de maladie coronarienne aigüe et/ou chronique était donc la maladie athéromateuse. Certes, le rôle du spasme coronarien était déjà reconnu dans ces années, mais de façon quasi exclusive, dans l’angor de Prinzmetal. Mais les choses vont commencer à changer dans les années 1970-80. Le constat, de visu, de spasmes coronariens inducteurs d’ischémie myocardique au cours de coronarographies et de pontages coronariens contribua sans doute au questionnement qui émergea dans ces années sur le rôle de la composante spastique dans le déclenchement de l’infarctus du myocarde, soit dans son intrication avec l’athérome, soit même dans certains cas indépendamment de l’athérome. La prise en compte du spasme coronarien ouvrit également sur une intelligibilité nouvelle des morts subites, en mettant en lumière des liens étroits entre l’ischémie coronarienne et le déclenchement d’une tachycardie ventriculaire responsable de mort subite. Ces constatations qui relevaient l’interrelation entre ischémie myocardique/spasme artériel coronaire/ troubles du rythme ventriculaires/mort subite, amenèrent à questionner le rôle dans les morts subites de la carence en oxygène du myocarde, induite par l’obstruction spastique de l’artère coronaire.
D’autre part, le constat répété de modifications de l’électrocardiogramme évocatrices d’une ischémie myocardique chez des malades soumis à une forte émotion, conduisirent également à questionner et à reconnaitre l’impact de la vie psycho-affective dans le déclenchement d’un spasme coronarien, non seulement dans la crise d’angine de poitrine (trouble fonctionnel), mais aussi dans les affections sténocardiques d’allure organique, et cela parfois dans des cas où l’arbre coronarien était indemne de lésions athéromateuses.
Le facteur émotionnel
Je vais conclure ces travaux des années 1970-1980 sur le spasme vasculaire et les incidences du facteur émotionnel dans son déclenchement par deux observations, impressionnantes, rapportées par Levy. Il s’agit de deux hommes dont la mort brutale avait été provoquée par des occlusions fonctionnelles du réseau coronarien survenues dans les suites immédiates d’une forte et brutale émotion. Dans le premier cas, il s’agit d’un homme qui assiste au décès de sa femme dans un accident. Dans le deuxième cas, il s’agit de la joie intense d’un chasseur qui venait de tuer une biche ! Les autopsies avaient permis de constater dans ces deux cas des arbres coronariens indemnes. Je résume les comptes rendus d’autopsie rapportés par Lévy. Dans le premier cas, l’autopsie montrait une nécrose sous-endocardique très étendue et profonde, résultant de la confluence de multiples lésions d’apoplexie séro-sanguines réitérées, ayant frappé successivement plusieurs territoires myocardiques. Le poumon et le foie étaient eux aussi l’objet d’altérations majeures d’œdème et de congestion actives et de stase. Dans le deuxième cas, l’autopsie montrait l’existence de fines striations hémorragiques sur la paroi antérieure du ventricule gauche, conséquence de l’impact des à-coups vasomoteurs brutaux de la circulation coronarienne. Le poumon et le foie présentaient les mêmes lésions. (Levy, 1978, p. 1273-1276). Lévy avait conclu son étude, introduite par l’exposé de ces deux cas, en disant que l’essentiel était de savoir qu’un processus coronarien d’allure organique même sévère, alors que les artères nourricières du cœur sont indemnes, peut être induit par le seul effet d’un traumatisme affectif. Il ajoutait que ces effets peuvent également se manifester non seulement par des troubles du rythme cardiaque divers (troubles du rythme auriculaire et ventriculaire), mais aussi par des troubles de la conduction intra cardiaque (bloc auriculo-ventriculaires du premier, du deuxième et du troisième degrés).
Ces questionnements des années 1970-1980 redonnaient sa juste place aux lésions coronaires dynamiques (le spasme) au côté des lésions fixes (athérosclérose), dans le développement de l’ischémie et de la nécrose myocardique, ainsi que dans l’induction de troubles du rythme ventriculaire et de mort subite, sont confirmés par des travaux cardiologiques plus récents. Dans une étude sur les implications en pathologie coronaire de la vasomotricité coronaire, le professeur Elbaz-Meyer (2005) soutient que l’on retrouve souvent une intrication d’un spasme coronarien avec l’athérosclérose dans la maladie coronarienne aigue et /ou chronique. De plus, selon cet auteur, de nombreux arguments plaideraient en faveur de l’existence de vasospasmes indépendants du processus d’athérosclérose. Il évoque lui aussi l’implication de facteurs psychiques (émotion, dépression) dans le déclenchement du spasme coronarien et conclut son étude en disant que le rôle du spasme coronaire est encore trop sous-estimé (nous sommes en 2005), non seulement dans des accidents coronaires non mortels, mais aussi dans la survenue des morts subites.
Le professeur Jean-Paul Bounhoure et ses collaborateurs soutiennent eux aussi le rôle majeur du facteur traumatique et émotionnel dans les maladies cardiovasculaires (Bounhoure, Bui, Schmitt, 2010). Les grandes lignes de son argumentation se trouvent dans une interview qu’il avait donnée au Figaro Santé, publié sous le titre Peut-on faire une crise cardiaque de stress ? (Nothias, 2010). Il soutient et argumente que l’on peut mourir de peur à l’occasion d’un évènement traumatisant. Selon lui, « de nombreuses observations confirment ce fait. Maladie de notre siècle, le stress a des effets nuisibles sur notre état nerveux et physique, sur l’ensemble de notre organisme, particulièrement sur notre cœur et nos artères ». Je résume son argumentation. Après avoir évoqué les multiples circonstances de la vie inductrices de stress, il invoque l’impact de ce dernier sur le système nerveux sympathique, les sécrétions hormonales et sur les défenses immunitaires, qu’il déprime, et sur les troubles de la coagulation responsables d’accidents coronariens (infarctus du myocarde) et cérébraux aigus (AVC). De plus, le stress est un facteur déclenchant de troubles du rythme cardiaque, d’insuffisances cardiaques soudaines, de morts subites.
Toujours selon cet auteur, tous les cardiologues peuvent rapporter des observations de décès à l’occasion d’émotions fortes, d’évènements tragiques. Pour soutenir son propos, il rapporte les cas de patients américains porteurs de défibrillateurs et qui avaient été témoins des attentats du 11 septembre. Dans ce contexte traumatique, plus d’un tiers des sujets appareillés auraient été victimes de troubles du rythme ventriculaires nécessitant une intervention d’urgence (choc électrique) ». D’autre part, faisant référence à une pratique plus ordinaire, il souligne le rôle néfaste des accès de colère, des émotions fortes sur le cœur, comme le montre l’analyse des tracés électriques effectués chez des patients hospitalisés pour des troubles du rythme divers. Et il souligne le rôle d’évènements sportifs comme le football et le rugby qui sont particulièrement à haut risque chez les spectateurs, du fait du déclenchement chez certains d’un infarctus du myocarde et/ou de troubles du rythme cardiaque. Le professeur Bounhoure résume lui-même son propos dans sa conclusion : « tous les évènements stressants peuvent induire des réactions vasculaires aboutissant à la rupture de plaques athéromateuses, à la constitution de caillots sanguins, causes d’infarctus du myocarde, mais aussi à la contraction soudaine des artères, dits spasmes coronariens, inducteurs d’arythmies, de morts subites, d’infarctus du myocarde ». C’est dans ce fil qu’après avoir rappelé l’importance des règles hygiéno-diététiques habituelles, il préconise d’associer aux traitements médicaux une prise en charge psychothérapeutique.
Le rôle du facteur émotionnel traumatique
Le rôle du facteur émotionnel et traumatique est particulièrement reconnu sur le plan international par l’ensemble des cardiologues dans le déclenchement d’une cardiomyopathie aigue et transitoire qui atteint surtout des femmes, souvent déprimées, dans un contexte de stress intense. Cette cardiomyopathie aigue est le « syndrome de takotsubo », nommé ainsi par les cardiologues japonais du fait que cette affection cardiaque aiguë se manifeste par une ballonisation apicale du cœur qui prend la forme d’une amphore, d’un piège à poulpe (takotsubo). Cette pathologie cardiaque, nommée également « syndrome du cœur brisé » du fait de l’implication du stress dans sa survenue, a été décrite pour la première fois en 1977 par des cardiologues japonais. Son étude s’est développée à partir des années 1990 sous l’impulsion de travaux comme ceux du professeur Pavin et de ses collaborateurs qui ont été parmi les premiers auteurs à avoir publié un travail sur cet accident cardiaque qui est une urgence cardiologique (Pavin D, Le Breton H, Daubert (1997). Quelques années plus tard, deux autres auteurs lui consacraient une étude (Luya Schmitt et F Mach, 2009). À la même époque, le professeur Bounhoure et ses collaborateurs publiaient à leur tour un travail où ils faisaient le point sur ce syndrome (Bounhoure J-P, Galinier M, Lairez O, Massabuau P, Doazan JP, Marco I, Assoun B, Fondard O .2009.) en citant dans leurs références bibliographiques les travaux d’un certain nombre d’auteurs internationaux.
Plus récemment, ce syndrome a été l’objet d’un travail effectué par une large équipe d’experts internationaux réunis sous l’égide de la European Society of Cardiologie qui a donné lieu à une publication (Korsia-Meffre, 2018). Il ressort de ces différentes études l’idée qu’un stress intense est le plus souvent invoqué comme déclencheur de cette pathologie qui se traduit par des signes évocateurs d’un infarctus aigu du myocarde, mais aussi par une grande hétérogénéité d’autres signes cardiaques, où dominent une douleur thoracique et/ou une dyspnée intense, associée à des troubles de la repolarisation ventriculaire. Sur le plan fonctionnel, l’altération du ventricule gauche se traduit par un contraste entre une hypercontractilité des segments basaux et une akinésie des segments de l’apex du ventricule- ce qui conduit certains auteurs à parler de sidération cardiaque. Mais à la différence de l’infarctus du myocarde, les coronaires ont un aspect normal, sans lésion coronaire significative et sans thrombose décelable sur le réseau coronarien. Sur le plan de la physiopathologie, les mécanismes par lesquels le stress, qui peut être de nature « négative » (deuil, conflits, séparations, etc.), mais aussi de nature « positive » (joie intense et brutale), le rôle des hormones sexuelles et de la génétique et les raisons de sa grande hétérogénéité clinique ne sont pas clairs. Mais si la physiopathologie de ce syndrome est controversée et multifactorielle, un consensus semble se faire autour de deux points. Il s’agirait soit d’une libération brutale de catécholamines responsable de la sidération cardiaque, soit de spasmes des artérioles coronaires. Dans ce fil, certains auteurs se sont posé la question d’un lien entre l’angor de Prinzmetal (où le spasme coronarien est déterminant), et cette cardiomyopathie de stress, le point commun entre ces deux affections étant la présence d’un spasme diffus à l’échelon de la microcirculation au niveau de l’apex du ventricule.
Vers une approche psychanalytique de l’affect et du traumatisme.
Cependant, si ces travaux montrent de façon incontestable des corrélations entre le stress et les troubles cardiovasculaires, le risque est de conclure à une relation de causalité, ce qui est souvent fait en médecine, et cela en s’étayant sur des données statistiques. Or tous les chasseurs ne font pas un accident cardiaque en tirant sur un animal, ni tous les spectateurs qui regardent un match de football. Tous les malades ne font pas une fibrillation ventriculaire quand ils découvrent une moue d’inquiétude sur le visage de leur médecin, même dans la phase aiguë d’un infarctus du myocarde. C’est pourquoi la notion de stress à laquelle se réfèrent les auteurs que leurs travaux conduisent à prendre en compte les facteurs émotionnels et traumatiques est insuffisante dans la mesure où elle évoque l’idée d’une contrainte exclusivement extérieure. C’était l’insuffisance de cette notion de stress qui avait présidé à la constitution d’un groupe de travail interdisciplinaire il y a vingt-cinq ans par la MIRE (Mission interministérielle Recherche-Expérimentation - Ministère des Affaires sociales et de la Santé et ministère du Travail et de l’Emploi).
C’était en effet un des points majeurs qui avait été, comme le précise Isabelle Billiard qui avait dirigé ces travaux, qui était à « l’arrière- plan du projet » de la constitution de ce groupe de travail interdisciplinaire réunissant des biologistes et des psychanalystes. Je la cite : « Il s’agissait en particulier de faire contre-feu à une conception de l’épidémiologie sociale, qui, à travers la notion de stress, cherche à rendre compte des effets pathogènes d’évènements ou de situations contextuelles au prix d’une négation totale de leur élaboration subjective par le sujet, et finalement du sujet et de son histoire » (Billiard, 1994, p. 17). La notion de « strain », parfois préférée à celle de stress, prend en compte des données propres au sujet (âge, éléments de personnalité, etc.).
Seule l’approche psychanalytique du traumatisme et de l'affect, dont la psychanalyse contemporaine a éclairé la complexité, permet d'analyser conceptuellement cette élaboration subjective, cette appropriation subjective de son histoire traumatique par le sujet, dont parlait Isabelle Billiard. Il faut une théorisation qui considère autant l'aspect psychique que somatique du traumatisme et qui tienne compte de l’affect – dont l’angoisse est la forme la plus élémentaire – dans tout le spectre de ses manifestations conscientes et inconscientes. Ce qu’apporte la lecture psychanalytique, c’est non seulement un éclairage théorique approfondi de cette notion d’affect, mais une mise en corrélation entre ces moments de déqualification de l’affect qui implose dans le soma avec une violence effractive dont témoignent les lésions constatées dans les deux autopsies de Lévy, et les aléas de la mentalisation de l’affect et le rôle protecteur de cette mentalisation. de la requalification psychique de l’affect.
4. La théorie du spasme vasculaire
Un intermédiaire entre la médecine et la psychanalyse
Ce nouveau paradigme en pathologie vasculaire que constitue la théorie dynamique du spasme vasculaire permet de réorganiser la compréhension générale de la maladie coronarienne, et plus largement de la maladie vasculaire. Cette théorie permet, en effet, de prendre en compte des faits exclus jusque-là parce que non pertinents au regard de la cohérence propre au référentiel conceptuel antérieur, la théorie athéromateuse. En donnant toute importance à la vie psychoaffective dans le déterminisme de la maladie coronarienne et de ses complications, y compris la mort subite, cette théorie du spasme coronarien ouvrait ainsi une intelligibilité nouvelle aux questions soulevées par la survenue d’un infarctus du myocarde et de ses modalités évolutives. La théorie du spasme vasculaire n’exclut évidemment pas la pertinence de la théorie athéromateuse, mais la relativise.
En fait, ce qu’il faut opposer à la théorie, dynamique, du spasme coronarien, ce n’est pas la maladie athéromateuse mais plutôt la conception mécaniciste de la genèse de l’artériosclérose. En effet, les troubles du métabolisme des lipides qui jouent un rôle majeur dans la constitution de la plaque d’athérome (cette lésion de la paroi interne de l’artère qui engendre la maladie athéromateuse) pourraient selon certains auteurs être eux aussi influencés par des facteurs psycho-affectifs. C’est ainsi, par exemple, que dans leurs travaux, C. Mertens et P. Lauwers (1974) ont mis en évidence une relation entre une hypercholestérolémie et des situations aigües de stress comme le passage d’un examen académique et la perte de travail. Ils ont mis également en évidence la persistance de cette hypercholestérolémie avec le stress chronique : ce serait, par exemple, le cas du travail à la chaîne qui entraînerait une augmentation des acides gras dans le sang. Une hypercholestérolémie aurait été également relevée dans les périodes d’activité professionnelle intense et à l’occasion d’une intervention chirurgicale.
Dans ce fil, on peut avancer l’idée que la théorie, dynamique du spasme artériel, qui intègre le rôle du facteur psycho-affectif traumatique dans le déterminisme de la maladie coronarienne aigue ou chronique et de ses complications, constitue « une théorie intermédiaire » entre la médecine et la psychanalyse. En effet, prendre en compte le rôle des émotions dans l’induction d’un spasme coronarien justifie l’ouverture sur la théorie psychanalytique de l’affect. Le spasme coronarien en est une modalité d’expression sur le versant somatique. La mort subite par trouble du rythme ventriculaire, les deux observations spectaculaires de Levy, les cas de cardiomyopathies de stress aigu évoquent en termes psychanalytiques la violence désorganisatrice,« en coup de foudre », de la tension d’excitation [5], et les effets dévastateurs de sa décharge dans le soma.
En contrepoint, on trouve le cas rapporté par Patrick Juignet qui fait évoque l'hypothèse classique selon laquelle ce qui ne peut trouver d'élaboration psychique passe dans le somatique. Dans ce cas, les supérieurs, figures probables du père idéalisé, contrevenaient à leur rôle, laissant le patient sidéré et désemparé. Ne pouvant ni désobéir à ses supérieurs, ni désobéir à son surmoi qui lui indiquait de faire son devoir, il somatise, s'effondre. On pourrait ajouter une autre hypothèse : cette situation insupportable aurait actualisé brutalement chez lui des affects archaïques de rage narcissique à l'égard de ses supérieurs, peut-être amplifiée par la mise en connexion de cet évènementiel avec des traces traumatiques inconscientes, avec retournement sur lui d'une violence destructrice impossible à dériver sur eux compte tenu de la rigidité de la hiérarchie militaire. Une auto-destructivité se manifeste par un brutal collapsus de la topique psychique, inductrice d'une désorganisation qui file jusqu'aux fonctions cardiovasculaires.
Ensuite, dans ce cadre relationnel, il y a eu une projection transférentielle sur le médecin d'une imago protectrice. La parole portée par la bienveillance empathique que l’urgentiste lui adresse dans ce cadre thérapeutique médical, véhiculée dans cette dynamique transférentielle a un double effet. Celui d'offrir une butée au mouvement de déqualification du représentant-affect en cours, induit par la violence de sa rage narcissique résultant du non-sens de l'ordre de ses supérieurs (le « on » qui lui interdit). Le mouvement de décharge dans le soma s'arrête, et dans le même mouvement se produit la vectorisation de cette violence dans le champ de la parole véhiculée dans l'échange, support d'une ébauche de requalification de l'affect. C'est la promesse d'une mise en sens possible de ce qu'il vit comme un non-sens. On peut parler dans ce cas d'un effet placebo, qui est le contraire de l'effet nocebo qui caractérise le premier cas clinique que je rapporte.
La remarque de Juignet selon laquelle « l'effet a bien été de pouvoir, enfin, penser-verbaliser et partager la vérité de sa situation », entre en résonance avec une remarque de Pierre Marty à propos du « cas Gilbert » exposé par Pierre Marty dans l'Investigation psychosomatique (1963). C'est un patient coronarien dont l'exposé permet de mesurer l’importance accordée en psychosomatique à la relation transfert/contre-transfert et à la tactique interprétative dans la gestion du facteur émotionnel au cours de la consultation psychanalytique de ce patient opératoire. Je cite Marty: « devant l’émotion du patient, et en raison de la gravité du syndrome, l’investigateur a cherché à assurer le contact le plus rapidement possible, prenant là une initiative inhabituelle destinée à ouvrir une issue extérieure de décharge et à éviter, dans la mesure du possible, que l’investissement somatique reste la seule voie d’expression émotionnelle » ( Marty, 1963, p. 147).
Conclusion : les troubles coronariens ont une composante psychosomatique
Ces cas cliniques illustrent l’importance accordée à la relation-médecin-malade, comme Selvini l’avait bien compris. On mesure en effet les effets préventifs d’une équipe médicale informée et convaincue de l’effet psychothérapique de la relation soignant-malade dans les phases aigues d’un infarctus du myocarde où les risques de fibrillation ventriculaire sont majeurs, mais aussi pour tout malade hospitalisé, quelle que soit sa pathologie. Il faut bien distinguer cet effet psychothérapique que comporte l’exercice d’un professionnel de santé de la psychothérapie menée dans le cadre d’un travail analytique par un psychanalyste.
Dans les deux cas, il y a transfert, mais c’est seulement dans le cadre analytique que ce transfert peut être l’objet d’un travail pour soutenir le processus s psychothérapique et ou analytique, avec les aléas de la fonction du fonctionnement mental dont l’analyste peut questionner les rapports de concomitance avec les troubles somatiques qui peuvent survenir pendant une cure analytique, et avancer des hypothèses sur ces rapports dans le champ théorique spécifique qui est le sien (Delourmel, 2024, p. 102-138), Dans le cadre d’un professionnel de santé en exercice, ce transfert se manifeste dans des symptômes qui sont le reflet des effets placébo-nocébo induits pas les aléas de la relation soignant-malade (Delourmel, 2024, p. 55-61, et p. 154-158). Mon premier cas clinique et celui de Juignet sont deux exemples, contrastés, de ces effets.
Notes :
[2] Cas Christian Delourmel
[4] Professeur de médecine à Philadelphie.
[5] Je rappelle que c’est le terme employé par Freud dans l’Esquisse dans son premier modèle économique de la douleur, c’est-à-dire du traumatisme psychique.
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L'auteur :
Christian Delourmel
Psychiatre-psychanalyste
Membre titulaire formateur de la Société Psychanalytique de Paris
Membre titulaire formateur de l’Institut de Psychosomatique Pierre Marty
Voir également : Delourmel Christian. Médecine et psychosomatique. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/medecine-psychosomatique